Il est des hommes étonnants dont la vie ne cesse de nous interroger ; c’est le cas d’Adam Chmielowski, mieux connu sous le nom de Frère Albert.
Prenons notre machine à remonter le temps et cap sur la Pologne du XIXe siècle. Stupeur ! Notre ordinateur de bord nous indique que la Pologne n’existe pas. Après vérification dans le thésaurus, nous constatons qu’à part un sursaut de 1807 à 1814 avec la création du Duché de Varsovie par Napoléon 1er, la Pologne avait été rayée de la carte de 1795 à 1918 et que les Etats voisins (Prusse, Autriche et Russie) s’étaient appropriés son territoire. Evitons l’Insurrection de 1830 et atterrissons en zone Russe pour voir naître notre héros le 20 août 1845.
Adam appartient à la noblesse polonaise. Comme beaucoup d’autres grandes familles de l’époque, les Chmielowski se retrouvaient sans fortune. Adam perdit son père à l’âge de 7 ans et sa mère à 13 ans. C’est alors qu’il commença des études à l’Ecole Polytechnique de Puawy où il s’intéresse davantage à la conspiration contre le pouvoir Russe qu’aux études. L’insurrection éclate en 1863. Adam s’y engage à corps perdu et devint vite un héros invulnérable passant entre les balles de l’ennemi, jusqu’au jour de 1864 où il fut atteint par un boulet de canon à la jambe gauche. Prisonnier des Russes, il est amputé à vif. Sa famille réussit à le faire évader…dans un cercueil !
Réfugié pour un temps à Paris, il rentre à Varsovie achever son baccalauréat. Sa passion le poussait vers l’art mais il rencontre l’opposition de sa famille. Il se rend à Gand en Belgique et commence des études d’ingénieur industriel qu’il n’achèvera pas. Sa passion pour l’art est plus forte. Il trouve un mécène à Cracovie qui accepte de payer ses études à l’Académie des Beaux-arts de Munich. Il travaille avec acharnement, soucieux de garder son style et encourageant ses compagnons à faire de même. Adam est un homme jovial qui rassemble. Il n’hésite pas à patiner sur la glace malgré sa prothèse.
Sa foi s’exprime peu mais est bien vivante, comme il l’avait dit à l’officier ennemi qui s’étonnait de ses exploits et se demandait par quel mystère la mort ne l’avait pas emporté il répondit : « Nous avions le scapulaire de Notre Dame sur la poitrine. »
Il pense à l’art sacré mais ne se sent pas prêt : « C’est bien beau l’art sacré ! Je voudrais obtenir de Dieu la grâce d’en faire, mais par pure inspiration, ce qui n’est pas donné à tout le monde. De quels tourments et de combien de sacrifices allant jusqu’au sang, le peintre ne doit-il payer son art ? Si du moins cela en valait la peine et pouvait être utile! »
Adam est plein de générosité et n’oublie pas les plus pauvres. Lors de son deuxième séjour à Paris (1871-1873) il n’hésite pas à partager son logement avec un compatriote qui ne sait pas où aller. Il l’entraîne aussi à la messe et à l’adoration du Saint-Sacrement.
Après une année passée à Munich, il rentre à Cracovie l’été 1874, mais son art ne plaît pas : « Trop impressionniste ! » Son mécène est déçu mais Adam veut rester lui-même : « J’ai beaucoup de peine que mon tableau ne vous plaise pas, mais je n’y puis rien : ma conscience ne me reproche rien, j’ai fait tout ce que j’ai pu. »
Il prend la route de Varsovie où il loge avec quatre compagnons de l’Ecole de Munich…au 7ème étage ! Son art est mieux compris dans la capitale polonaise sous domination russe. Il peint beaucoup et bien mais n’est jamais content de ses œuvres. Subitement il quitte Varsovie pour Lwów et commence à peindre des oeuvres religieuses. Dieu travaille son coeur, et son installation à Lwów est l’expression extérieure de ses tiraillements intérieurs : Dieu ou le monde ?
Après une retraite d’élection il se décide à entrer chez les jésuites. Le novice de 35 ans se met à l’oeuvre avec ardeur. Il continue à peindre et est débordant d’enthousiasme. Mais quelle est la volonté de Dieu sur lui ? Six mois plus tard, pendant les Exercices Spirituels où il médite sur le péché et la mort, Adam Chmielowski devient convaincu qu’il serait damné. Il tombe dans une espèce de démence et refuse de s’alimenter à un tel point qu’on l’envoie dans un asile psychiatrique où il reste dans un mutisme complet :
« Je souffrais un vrai martyr, une angoisse sans nom, j’étais littéralement torturé par d’effrayants scrupules. »
Son frère le conduit chez lui en Podolie où il recommence à s’alimenter mais sans parler et sans sortir, pas même pour aller à l’église. Le temps passe. Son frère imagine un stratagème, il invite le curé voisin et entame une longue conversation sur la miséricorde divine. Adam est dans la pièce voisine, il écoute, son coeur est touché. Il sort, fait seller un cheval et part à toute allure chez un saint curé des environs. Au retour il a retrouvé la joie, il vit dans la louange, la crise est finie. Adam avait retrouvé le goût pour la peinture lorsqu’il découvrit la règle du Tiers-ordre franciscain et demanda à son confesseur d’y être reçu. C’est alors qu’il prit le nom de « frère Albert« .
Une période heureuse s’ouvre pour lui : peintre itinérant, il parcourt la Podolie de paroisse en paroisse.
Hélas ! La police russe a bientôt retrouvé l’ancien insurgé et l’invite à quitter le territoire dans les 24 heures. Il se réfugie à Cracovie.
A cette même époque Léon XIII restaure le Tiers-ordre franciscain, y voyant un remède pour le bien social. Frère Albert exulte et se met à l’oeuvre, il traduira et publiera en 1887 le manuel du Tiers-ordre du P. Hilaire avec une introduction de son cru. Il obtient le soutien de l’Archevêque de Cracovie qui lui fera confiance face à toute adversité.
Plus tard il découvrira saint Jean de la Croix dont il fera son livre de chevet.
Frère Albert peint et commence à loger chez lui des sans-abris. Il vend ses toiles pour les nourrir tout en continuant à fréquenter les salons de la haute bourgeoisie cracovienne. Certains le prennent pour un fou, d’autres sont touchés et font tout pour l’aider. Frère Albert prend un confesseur chez les Lazaristes et s’inscrit à la Conférence de Saint-Vincent de Paul. De temps en temps il part faire un petit séjour chez les Camaldules voisins de Cracovie où il approfondit sa vie d’intimité avec le Christ.
Les voisins trouvent cet homme gênant avec sa dizaine de clochards, il va falloir trouver une autre maison, mais où et avec quel argent ? C’est alors que la tante de frère Albert meurt en lui léguant une somme rondelette. Il s’apprête à louer une maison lorsqu’un voleur le dépouille de tout. Confiant en la Providence, il trouve à louer quelques pièces chez les Pères Paulins et paye en peignant un crucifix qui, selon la tradition, lui aurait parlé.
Tout prêt de là existe le chauffoir municipal, lieu de refuge de toute la pègre cracovienne. Que faire pour ces malheureux ? Avec cinq membres de la Conférence de Saint-Vincent de Paul et quelques policiers il était allé visiter les lieux. Ce que vivaient ces hommes était innommable, c’était la loi du plus fort qui l’emportait. Lieu de puanteur, de maladie, de débauche… Qu’est-ce que Dieu veut ? Ne serait-ce pas une invitation à aller habiter au milieu d’eux ? Cette question torturait frère Albert. Son confesseur temporise, n’est-ce pas une tentation passagère ? Il se rend de temps en temps sur place pour préparer le terrain.
Frère Albert pense que pour rejoindre les pauvres il faut se mettre à leur portée et quitter l’habit bourgeois pour une simple bure.
C’est en cette année 1887 qu’il prend l’habit et émet ses voeux entre les mains de l’Archevêque. Enfin le jour tant attendu arriva. Il se rendit un soir au chauffoir où même la police n’osait s’aventurer. L’accueil fut froid et moqueur mais les provisions que frère Albert avait apportées mirent tout le monde d’accord. Sa jambe de bois le faisait reconnaître comme l’un des leurs. Quand vers minuit les durs rentrèrent, ils voulurent le mettre dehors mais les autres le protégèrent. Le lendemain, n’étant pas du côté des « flics », il était adopté. Il ne faisait pas de morale et ne se scandalisait pas. De plus il se mit à ravitailler son monde et à faire de la soupe « avec du lard dedans ».
Frère Albert n’en reste pas là ; il demande à la ville de Cracovie de lui confier l’asile de nuit. Le conseil municipal se demande ce que peut bien vouloir faire ce doux cinglé dans un pareil taudis. Le ton monte et la réponse est négative lorsqu’un juif orthodoxe, membre de ce conseil, intervient en faveur de Fr Albert. Il avait compris ce qu’une telle action pouvait apporter à la ville et convint les autres membres. Le contrat fut signé le 1 novembre 1888. Il stipulait que frère Albert s’occuperait aussi du refuge des femmes.
Comment faire et avec qui ? Quelques compagnons s’étaient déjà joints à lui, mais aucune femme parmi eux. La Providence veillait sur l’oeuvre naissante : Anne Lubańska et une amie arrivèrent à Cracovie, prirent l’habit et se mirent à la tâche malgré les nombreuses difficultés. Première supérieure, elle ne tiendra pas longtemps sous le poids et se retirera en ermitage. Frère Albert implore le ciel. Une jeune fille des montagnes, Marysia Jabwoñska, arrive au noviciat en 1896. Elle s’appellera désormais « soeur Bernardine ». Après un dur combat spirituel elle accepte d’offrir toute sa vie au service des pauvres. Agée de 20 ans, elle devient Supérieure du refuge de Cracovie et à 23 ans, malgré ses larmes, Supérieure générale. Les vocations affluent. Soeur Bernardine sera malade durant toute sa vie, ce qui ne l’a pas empêchée d’avoir un rayonnement immense. Partie pour le Ciel en 1940, elle a été béatifiée par Jean-Paul II en juin 1997.
Frère Albert et de ses compagnons profitèrent de l’été qui suivit leur installation à l’asile de nuit pour tout rénover : grand nettoyage des lieux, chasse aux « petites bêtes », peinture, installation d’une cuisine… Il ne s’agissait pas seulement de donner le gîte mais aussi le couvert. Pour cela frère Albert parcourt la ville avec une charrette pour donner à manger à son monde. Les « Albertins » naissent peu à peu. Pas de voeu, simplement un engagement dans le Tiers-ordre franciscain et la vêture. Cependant frère Albert donnait aux frères une vie spirituelle profonde car il s’agissait de tenir le choc dans un tel milieu. Les frères logeaient avec leurs pensionnaires et mangeaient, assis par terre, au milieu d’eux. Pas de chaise, pas de table, uniquement des grabats, et ce, dans toutes les maisons. Un atelier se développa pour permettre aux pauvres de vivre de leur travail. Parfois des bagarres éclataient. Pour calmer les esprits échauffés frère André prenait son violon et jouait jusqu’à ce que la paix soient revenue.
Si beaucoup de pauvres vivaient une véritable conversion (certains sont devenus « Albertins »), la plupart pensaient que l’Eglise était une affaire de riches. Pour y remédier, Frère Albert crée une chapelle afin qu’ils aient leur messe à eux. Le problème est de trouver un prêtre qui soit adapté à cette assistance…
« Tout pour nos Seigneurs les pauvres »
Tel est le mot d’ordre, mais la générosité ne suffit pas, il faut donner avec amour :
« Sans amour l’aumône est amère, le pain sans saveur, l’assistance la plus soigneuse pénible. » « Il faut être bon comme le pain et se laisser manger par le pauvre ».
Pour pouvoir tout donner il est nécessaire de faire le plein, c’est à cet effet que Fr Albert crée, à partir de 1891, des ermitages dans les montagnes, où les frères prient et travaillent comme bûcherons ou agriculteurs. Les soeurs ont elles aussi leurs ermitages où elles vivent en véritables carmélites.
Frère Albert refusera qu’on l’appelle « Fondateur », sans cesse il répétera que la Fondatrice était Notre Dame de Częstochowa. Marie est associée à toute l’oeuvre de Fr Albert. Dans un carnet spirituel sauvé par miracle il écrit : « Très Sainte Mère, je te prends pour patronne dans tous mes soucis. Je veux travailler pour ta gloire en te donnant tout mon temps et toute mon éternité. Je me livre tout entier à ton bon plaisir : donne à ce pauvre mendiant ce qu’il te plaît, ou ne lui donne rien du tout si tu le préfères. » L’Icône de Notre Dame a été accrochée sans tarder dans le fameux refuge devant laquelle brûlait jour et nuit une veilleuse. Marie, patronne des pauvres, était bien entourée par tous ses enfants qui de temps à autre venaient la fleurir. Les frères désirent une Règle, frère Albert s’y refuse. Il leur donne la règle primitive de St François. Ce sera sœur Bernardine qui rédigera la Règle à la demande de l’Archevêque de Cracovie. Frère Albert a fréquemment des extases dont il s’excuse tout gêné. On vient de loin pour le rencontrer et beaucoup se convertissent à son contact.
Les années passent et malgré la maladie qui le ronge il continue à beaucoup voyager pour affermir les fondations. A bout de force, il rentre à Cracovie dans son cher chauffoir pour y mourir. Les frères, les soeurs et les pauvres se rassemblent à son chevet. Il les bénit tous, leur ordonne d’accepter la volonté de Dieu et de sécher leurs larmes « Quoi que Dieu donne, il faut rendre grâces pour tout et dire Magnificat« . Le lendemain, jour de Noël 1916 au son de l’angélus de midi il partait en douceur vers le ciel. Il a été canonisé par Jean-Paul II le 12 novembre 1989.
Fr Eddie sm.