Session de pédagogie marianiste – Bouaké 2014

Le regard

Le regard d’après Sartre

Le regard saisit dans la conception sartrienne se dévoile à travers l’expérience de la honte. Lorsque j’épie quelqu’un par le trou d’une serrure. Je suis absorbé par mon activité,… je sens son regard se poser sur moi. J’ai honte. Je suis pris. Voici qu’à présent c’est moi la chose, l’objet regardé, je ne suis plus le maître; j’ai conscience de l’existence d’une autre conscience. On ne découvre pas autrui en le regardant mais en se sachant regardé. Je dépends de l’autre qui dépend de moi. Ce cycle est infernal, c’est le cycle infernal de l’aliénation :  » l’enfer c’est les autres « , dira X dans Huis Clos. Et L’être et le Néant ajoute « l’essentiel des rapports entre les consciences, c’est le conflit ». Celui qui se sent libéré a un regard libérateur sur les autres.

On communique par le regard avant même de savoir parler (exemple du bébé). Le regard me construit et peut me déconstruire. Les mots n’arrivent pas toujours à corriger lorsque le regard est passé. C’est pourquoi il nous faut transformer le regard et cela, c’est le cœur qui le réalise.

Le regard est le fondement de notre langage. C’est à partir du regard des autres que nous nous assumons comme nous-mêmes. Le regard d’autrui … ne nous est jamais indifférent. S’il est méprisant, il peut nous détruire, …, nous faire perdre confiance en nous. Mais aussi le rôle joué par le regard d’autrui … permet aux enfants de mûrir notamment à travers le regard parental, ou celui de l’enseignant, d’avoir confiance en eux, de développer leur conscience et une identité propre. Le regard a donc une fonction constructrice, favorisant notre développement interne puisqu’il pénètre notre âme au plus profond de nous-mêmes.

Le regard que je porte sur moi-même est constitué par le regard qu’autrui a sur moi.

  • le regard est une notion complexe
  • le regard a parlé avant que j’ai ouvert la bouche
  • si la bouche dit autre chose que le regard…. je ne suis pas cru.

Une histoire

Un texte que j’ai trouvé dans un auteur belge. Celui qui raconte son histoire voyage en train.
Dans le compartiment « il y a une femme, elle est blonde, ses cheveux sont ramenés en arrière, par deux peignes d’écaille. Elle tient sur ses genoux un tout jeune bébé de 9 ou 10 mois, déguisé en esquimau. La grande sœur de 6 ou 7 ans est là, très droite, très sage dans son survêtement bleu clair. Je n’avais pas regardé le papa, il est assis à côté de moi. Je glisse un regard sur lui et alors je réalise qu’ils sont laids. Tous les quatre. La maman a une bouche démesurée, un menton qui fuit trop tôt, des joues lourdes, et ternes. Sa fille lui ressemble désespérément… Visage raté… Raté, Le bébé, l’est plus encore que la fillette, ses yeux globuleux m’apparaissent maintenant insoutenables. L’homme, à côté de moi, ces yeux trop gros… Le fils, la mère, la fille, tous aussi laids les uns que les autres. Une source de révolte que je ne contrôle pas me soulève intérieurement. »
Nous n’avons peut-être pas toujours des exemples aussi aigus mais spontanément nous avons ces réactions. La suite…
« Et tout d’un coup, un nuage s’est déchiré. Tout est transfiguré. Mais que s’est-il donc passé?… La petite fille si droite s’est tout à coup tournée vers son petit frère, elle a passé ses bras autour du petit bonhomme emmitouflé. Elle l’a embrassé une fois, deux fois, trois fois, fougueusement. Il a trépigné de plus belle en grimaçant de plaisir. La maman a plongé son visage dans les blonds cheveux mêlés de ses deux enfants, et le père, là, à côté de moi, le père, au regard vide et à la lèvre tombante, a souri. Et la fille et le bébé et la mère ont souri en se regardant, se sont regardés en souriant, et tous les quatre sont devenus soudain très beaux. Alors j’ai souri, moi aussi, la petite fille l’a vu et m’a souri et ils l’ont vu et moi, pour dire quelque chose, j’ai dit  » Il fait beau », et le père, » Oui !  Très beau » ».

Cette histoire nous rappelle que notre relation à l’autre vient du cœur avant de venir des yeux.

« C’est notre regard posé sur un enfant qui modifie notre regard sur les autres », dit Mgr ROUET. Ainsi comprise, la parole atteint la profondeur des relations, atteint le mystère des personnes, ma personne et celle que je rencontre

Le regard dans la Bible

Nous découvrons dans la Bible que l’admiration est la clé de l’estime. L’exemple le plus frappant est celui de Job. Dieu choisit Job pour narguer le Diable en l’interrogeant : « est-ce que tu as vu mon serviteur Job, il n’a pas son pareil sur la terre ».

Oui, même Dieu est sensible à l’admiration. L’admiration est la clé de l’estime, et par conséquent, de l’union entre les hommes. Dans la scène avec le jeune homme riche, l’Écriture stipule que Jésus le regarda et l’aima.
« Comme le Christ devant le souffrant voit déjà le guéri, la mère devant le nouveau-né est sûre de l’homme accompli. Et lentement elle l’achemine vers sa certitude : croissance, force et liberté. C’est un amour d’attente, qui regarde au visage et au-delà du visage. Le meilleur exemple que j’en puis trouver est dans la relation qui unit Marie à son Fils. Cet amour éclate dans l’épisode apparemment mineur, rapporté par saint Jean, des noces de Cana. Jésus ne s’est encore signalé par rien, sinon par sa passion à discuter avec les docteurs. Il n’a rien fait qui en lui nomme le Christ. Il ne va pas commencer avec cette occasion d’un mariage, encore moins à propos de ce ridicule incident du vin qui manque. Or, Marie, étrangement, vient à lui et dit : « Ils n’ont plus de vin. » Eh quoi ? Le jeune invité n’est pas le maître de maison, ni le responsable de cette erreur de calcul, ni le propriétaire d’une riche cave, ni même l’habile prédicateur qui convertira ces gens à boire de l’eau. Qu’attend donc Marie de Jésus, à ce moment-là ? Elle a porté les yeux plus haut que l’anecdote, et elle contemple son fils au-delà de son fils, le Christ dans la profondeur de Jésus. Elle l’attend, et elle sait. La réponse de Jésus montre qu’il entre immédiatement dans son intelligence… ! Étonnement du fils devancé, deviné, pressenti par sa mère, Il portait son secret. Et ce secret, elle le portait aussi, en secret de lui…… Aimer n’est pas seulement sentir, mais aussi pressentir, fonder une espérance, voir ou poser des signes. Car l’acuité du regard est elle-même créatrice de ce qu’elle regarde. Qui deviendra beau si quelqu’un avant lui n’a rêvé de beauté ? Qui sera grand si nul n’a formé le dessein de sa grandeur ? L’amour maternel, mais aussi l’amour paternel et tout amour sont des œuvres de la conviction, une élaboration de l’esprit, une prophétie. Concevoir prend ici plus d’un sens….  (France QUÉRÉ, MARIE, pp 167-170)

Tout amour est une prophétie. Derrière chacun de nous il y a un fils et une fille de Dieu. Tout homme est une crèche où Dieu vient naître.

Un regard d’admiration

J’ai lu autrefois les « Confessions » de Saint Augustin dans le texte latin, par plaisir et j’ai été frappé par une phrase que j’aime citer. Saint Augustin interroge ce monde dans lequel il vit. Il interpelle la mer, les nuages, les vents « Est-ce que vous êtes Dieu ? – Non, nous ne sommes pas Dieu. Mais c’est Dieu qui nous a fait.» Et il conclut cette quête dramatique par cette phrase que je cite en latin. En quelques mots concis et forts, elle définit à merveille une attitude qui fait la richesse de l’homme: « Interrogatio mea, intuitio mea, responsio earum, species earum ». Je traduis à ma façon : « Je les interrogeais par mon admiration, elles me répondirent par leur beauté».
L’admiration lie les choses entre elles. Ce qu’on voit nous dépasse. TAGORE disait: «J’ai dit à l’arbre : Parle-moi de Dieu et il s’est mis à fleurir. » Seul celui qui regarde avec amour et bienveillance voit juste. On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible aux yeux.

En outre, la charité ce n’est pas seulement de la gentillesse. C’est lorsqu’on est regardé avec amour que la beauté apparaît.

Regarder avec amour c’est aussi ne pas tout voir.

Vous connaissez « LE PETIT PRINCE« . Le renard demande au Petit Prince de l’apprivoiser, avant qu’il ne le quitte. Au moment des adieux, il donne la clé : « Regarde! Tu vois, la-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent  rien. Et ça, c’est triste. Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé … ». Je n’insiste pas. Le monde parle de l’être aimé.

Un regard d’un jour peut colorer tous les regards de la vie.

« Être appelé, – je cite Isabelle Parmentier – être nommé, c’est rien moins qu’exister, le don du nom, le choix du prénom à la naissance d’un enfant, tout autant que la voix tendre qui l’appelle et le nomme pour la première fois, resteront gravés pour toujours dans son âme… Être nommé c’est être distingué parmi tous les autres, exister comme personne unique, être reconnu dans une dignité inaliénable… Encore faut-il pour cela, être assuré que la voix qui appelle est une voix aimante, qui veut du bien, rien que du bien et du bonheur ».

Comment est-ce que nous appellerons nos élèves, demain, dans la classe ? Ou quand nous parlerons d’eux dans la salle des professeurs?

Questions

  • Est-ce qu’il y a des attitudes et des actes pédagogiques que je ne trouve pas Catholique ?
  • Est-ce que je peux citer un regard qui m’a paralysé et/ou continue de le faire ?

La sanction

La sanction est toujours comparaison. Il nous faut éviter que la sanction ne soit une sanction qui mène à la compétition mais plutôt à la comparaison. La sanction doit être différente pour tous car nous sommes irrésistiblement personnels. Tous les hommes ont une égale dignité, mais chacun est radicalement différent dans son irréductible altérité.
 » Le don de l’Esprit, c’est d’établir la communion, de rétablir la ressemblance en jouant avec les différences  » » (Christian DE CHERGÉ, testament).
Se relier par des relations justes, dans une juste distance, une juste reconnaissance de la différence des sexes et des générations dans une famille, des fonctions et des rôles dans un groupe ou une société, c’est permettre à cette famille, à cette société d’exister. Reconnu par les autres, chacun peut alors saisir la chance de trouver sa place dans le projet collectif de construction du monde, sa juste place, dans le renoncement à la toute-puissance et l’acceptation de la limite, de ses propres limites comme de celles d’autrui.

Tout regard, vous l’avez compris, est déjà sanction.

Un souvenir personnel aidera à comprendre : la femme d’un des neveux sait tout faire de ses doigts. Un jour, en entrant dans leur maison, une aquarelle dans l’entrée accroche mon regard ; une petite lueur d’admiration anime mon œil. Mon neveu a saisi cette lueur : « C’est Christine -sa femme- qui l’a faite ». Je ne savais pas encore qu’elle s’était lancée dans l’aquarelle. Mais la lueur accrochée à mon regard a fait infiniment plus de plaisir à mon neveu qu’un compliment que j’aurais adressé à Christine.

On est toujours fier d’avoir une femme, – ou un mari, ou un père, ou une mère, ou un enfant…- qui réalise de belles choses et qu’on aime.

L’étonnement, l’incompréhension dans le regard sont déjà une sanction.

Voir dans les mots: en latin despicere. On traduit : regarder de haut… = mépriser.
Il m’a regardé de travers… Nous connaissons la susceptibilité de certains jeunes devant un simple regard… Preuve qu’ils se sentent condamnés…

Il y a pire comme sanction: ne pas voir.

Le riche et le pauvre Lazare : le riche ne voyait pas Lazare. Une star veut à tout pris être vue… même en mal, plutôt que de ne pas être vue. Faire comme si quelqu’un n’existait pas, c’est terrible pour lui.

Quelques précisions sur la sanction:

La sanction est nécessaire : un feed-back ; besoin de repère;    savoir où on est, où on va, où on ne doit pas aller.
L’école est un endroit premier où on apprend à penser et à juger, à penser ce monde qui nous entoure, à voir ses valeurs, à discerner ses qualités et ses limites. Elle nous apprend l’esprit critique, à ne pas prendre pour lanternes ce qui n’est, soyons polis, que ballons dégonflés

La sanction se fait dans deux sens : il y a la sanction positive et la sanction négative…. Celle qui dit, oui, c’est bien, et celle qui dit « non, c’est mal »
Celle qui fixe des limites, des interdits, des tabous.
La sanction situe, révèle une vérité
Avec deux risques : orgueil ou culpabilisation et dévalorisation. Sanction qui se tourne en auto-sanction: paralysie, défiance de soi et de tout.    Et finalement rien ne vaut, ou tout se vaut.

Deux ordres de sanctions:

–  votre spécialiste vient réparer votre machine à laver: ça marche, ça fonctionne, c’est bien… (machine, habit, cuisine). La sanction est dans la chose
C’était le bienfait des 4e et 3e technologique : il y avait un objet à fabriquer de sa conception à la vente en magasin. Par exemple une petite perceuse. Si ça fonctionne, c’est bon ; sinon, il faut s’y reprendre.
–  mais un projet, un devoir, c’est quelqu’un qui juge : version latine, dissertation. La sanction est dans le jugement de quelqu’un et l’expression de ce jugement.

Remarquer que:
Les deux sanctions sont souvent mélangées. Ca ne marche pas… et quelqu’un rit ou ricane. On n’aime pas faire rire. Là aussi, attention à la sanction spontanée et sans pitié des élèves de la classe devant la bourde d’un élève… Ce peut être infiniment plus paralysant que les mots du professeur. Ou au contraire, ça marche, et on éclate en applaudissements.
La civilisation moderne tend de plus à plus à faire distancier la sanction et pendant des années, elle sera de l’ordre du jugement, et cela est frustrant. et cela envahit abusivement des domaines.

  • cf réussite dans la famille d’un amour
  • choix d’un métier non approuvé
  • choix d’un copain…
  • choix d’une activité non approuvée : musique, par ex…

D’où la tentation: faire sauter le « censeur » ou se révolter contre lui ou sombrer dans le découragement ou se contenter de la « moyenne »: La moyenne : à moitié bien.

Dans la « praxis, il n’y a pas de moyenne. Cf. la perceuse plus haut : il y a une rayure…. Dans le magasin, je change celui qui est rayé par un objet parfait. Il faudrait supprimer cette notion fausse de « moyenne », pour ne donner à faire que des travaux d’abord simple, mais les exiger parfait, et aller ensuite à des travaux plus complexes et plus difficiles.
Le découragement : TV, radio, etc. montrent un parfait inaccessible.
d’où importance de redécouvrir l’artisanat : une bouteille soufflée ou industrielle… Quelle est la plus régulière ? Les défauts de l’artisanale devienne ornements… (une assiette industrielle sans défaut ne vaut pas grand chose… Une assiette artisanale, avec ses défauts, est sans prix.

Il faut que la sanction soit juste

Ne jamais réduire la sanction à la sanction d’un radar automatique.

Sanctionner, ne pas sanctionner

C’est la pire des sanctions que de ne pas sanctionner. Nous devons être éducateurs tout le temps et non pas laisser faire lorsque nous rencontrons un mauvais comportement.

Une sanction qui respecte

cf. crayon rageur qui transperce la copie.
ou au contraire : écriture soignée : ça peut faire réfléchir.
regard sur les choix artistiques
mépriser les goûts de quelqu’un = le mépriser.

Conclusion

Nous sommes éducateurs c’est-à-dire un complément de l’éducation familiale. Nous devons donc aider les parents à découvrir chez l’enfant des dons qu’ils n’ont pas vus. L’école permet de ne pas enfermer l’enfant dans une étiquette. Là se dessine pour lui une nouvelle chance. Il y a des sanctions positives collectives. Une fête est une sanction collective positive.
« Je n’aurai pas toujours fait ce qu’on m’a fait faire mais j’ai toujours aimé ce qu’on m’a fait faire »
L’éducation, c’est aider chacun à découvrir sa vocation.

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