Esprit marianiste et éducation

C’est pour moi une grande joie et une grande satisfaction de me trouver ici aujourd’hui avec vous, au début de cette réunion des principaux responsables des établissements marianistes d’Europe. Une grande joie et une grande satisfaction, essentiellement pour deux raisons.

D’abord parce que vous représentez le grand service éducatif que les marianistes ont offert et continuent d’offrir à notre vieux continent, dans lequel nous sommes nés et d’où nous nous sommes répandus partout dans le monde.

Ensuite parce qu’en vous regardant et en vous appelant “marianistes”, je ne m’adresse pas uniquement à des religieux et à des religieuses, mais à un immense groupe de personnes qui partagent avec nous, religieux et religieuses, le même rêve et le même engagement missionnaire. Si notre Fondateur, le bienheureux Guillaume-Joseph Chaminade se trouvait ici en personne, il sauterait de joie, en voyant que son rêve d’éduquer la jeunesse est toujours vivant, efficace, mis en œuvre par religieux et laïcs.

Merci donc de m’avoir invité à vivre cette joie profonde et à vous faire part de quelques réflexions sur le projet éducatif qui a inspiré sa vie, et par suite, la nôtre. Pour nous, marianistes, et pour tous ceux qui collaborent à notre mission, il est très important de maintenir vivante sa mémoire. S’il n’avait pas existé et n’avait pas vécu ce qu’il a vécu, nous n’existerions pas non plus comme marianistes.

Si nous sommes ici, dans le monde et l’Eglise, c’est pour continuer ce qu’il a vécu et sa mission. D’une certaine façon, nous sommes “fils” de notre fondateur. Par suite, évoquer entre nous sa vie et sa pensée, ce n’est pas simplement rendre un tribut à l’histoire ; c’est un exercice nécessaire pour mieux connaître notre vocation personnelle, pour prendre une conscience plus claire des raisons à cause desquelles et pour lesquelles nous vivons et travaillons comme marianistes.

En somme, un exercice nécessaire pour approfondir notre identité propre.

Les réflexions que je vous soumets aujourd’hui sont justement motivées par ce désir de retourner à nos racines pour garder vivante notre identité et saisir comment, en partant de là, nous pouvons et devons continuer à servir notre monde. Je les développerai en trois parties :

  1. Dans la première partie, je tâcherai d’expliquer les fondements de ce que nous appelons l’”esprit marianiste” : quels sont et d’où procèdent les traits qui le définissent ; pour quoi ce sont justement ces traits et non d’autres qui nous inspirent.
  2. Dans la seconde, je montrerai comment de ces traits découle une action éducative particulière, qui génère ce qui est notre style propre, marianiste, d’éduquer.
  3. Dans la troisième, je m’efforcerai de montrer comment les caractéristiques propres de l’éducation marianiste, héritées de notre tradition, sont toujours d’une grande actualité aujourd’hui, face aux besoins éducatifs de l’état présent de la société et du monde actuel.

Qu’entendons-nous par “esprit marianiste” et qu’est-ce qui l’inspire

D’entrée de jeu et en résumé, nous pouvons dire que l’esprit marianiste est une façon, un style particulier de vivre l’évangile. La vie marianiste est d’abord une vie chrétienne, et par là, comme toute vie chrétienne, elle a son point de référence fondamental dans la personne de Jésus. Ce que nous vivons et ce que nous faisons trouve sa source et sa finalité dans ce que Jésus a vécu et réalisé.

Cependant, la suite de Jésus a toujours comporté des nuances et des diversités de style de vie, selon que c’est tel ou tel aspect de sa personne et de son message qui ont le plus marqué, ou à cause des traits personnels du chrétien qui se met à la suite de Jésus, ou les circonstances qui marquent sa vie. Certains de ces “suiveurs de Jésus”, ont créé des écoles, fondé des communautés et des œuvres auxquelles ils ont transmis leur façon de vivre l’évangile.

C’est ainsi qu’ont surgi toute une série de “spiritualités” tout au long de l’histoire du christianisme. Nous savons tous comment François d’Assise a été touché par la pauvreté de Jésus au milieu d’une société et d’une église avides de pouvoir et de richesses ; ou comment Ignace de Loyola contemplait Jésus dans son obéissance totale, en un temps de révoltes et de réformes nécessaires, comme l’était l’époque de la Renaissance ; ou comment Térèse de Calcutta a découvert le visage souffrant du Christ dans les moribonds abandonnés trouvés dans la rue…

C’est ainsi que sont nés dans l’histoire l’esprit “franciscain”, “jésuite”, celui des “missionnaires de la charité”… et tant d’autres. De la même façon est né “l’esprit marianiste”, fruit de l’expérience évangélique d’un homme : Guillaume-Joseph Chaminade, notre Fondateur.

De sa marnière particulière d’être et de l’expérience historique qu’il vécue, il s’est senti lui aussi attiré d’une façon particulière par un aspect déterminé de la personne de Jésus, qu’il s’est efforcé de vivre intensément et de transmettre à ceux qui l’entouraient.

Quelle fut son expérience historique ? Quel trait particulier de la personne de Jésus l’a plus particulièrement attiré dans ces circonstances. Ce sont des questions auxquelles il nous faut répondre pour comprendre “l’esprit marianiste”, le style de vie chrétienne qu’il nous a légué.

Son expérience historique

Tout le monde sait que le P. Chaminade a vécu à plein, dans sa propre chair, la Révolution française. C’était un tout jeune prêtre (il avait 28 ans), quand elle éclata. Déménagé dans la grande ville de Bordeaux, il est témoin de la persécution contre l’Eglise. Il vit dans la clandestinité et l’exil. Sur le plan affectif, il a, durant cette” période, la douleur de perdre ses parents.

Comme nous le savons, la Révolution française fut l’un des grands chocs de l’histoire de l’humanité, une véritable convulsion historique, qui a changé la culture, la mentalité des gens et les structures sociales. Elle a donné naissance à une nouvelle représentation du monde, des relations sociale et de l’organisation de l’état. Sa trace a marqué profondément l’histoire. Nous pouvons alors imaginer l’impact que tout cela a produit sur la vie concrète de ce jeune prêtre, tout juste arrivé dans la ville.

Deux des effets de la Révolution française l’ont interpellé tout particulièrement dans sa sensibilité sacerdotale :

Le choc sur la foi des gens

La Révolution française est le sommet d’une période qui a débuté à la Renaissance, où l’homme s’affirme face à Dieu. L’homme devient le centre de tout ce qui existe, en affirmant le primat de sa raison sur toute autre raison, y compris la raison divine.

Le professeur et artiste jésuite, le P. Marko Ivan Rupnik a décrit graphiquement cet effet, en s’appuyant sur les fresques de la Chapelle Sixtine : “La Renaissance, – dit le P. Rupnik – met au jour une culture européenne nouvelle dans laquelle l’homme en devient le nouveau centre universel. Cette étape fondamentale de la conscience européenne est décrite de façon paradigmatique dans les fresques de Michel Ange de la Chapelle Sixtine, concrètement dans le cycle de la création de l’homme et du monde. La première fresque représente un Dieu puissant qui commence à créer le monde. C’est une figure qui occupe presque tout l’espace pictural Elle va se retirer peu à peu et n’en plus finir de vieillir. Quand Dieu crée Eve, il est déjà relégué dans un coin, sur un côté de la fresque, où il se tapit, tout courbé, vieilli, avec une grande barbe blanche. Avant de se retirer, il réussit encore à bénir l’homme d’une main déjà tremblotante”.

Cette étape inaugurée à la Renaissance, culmine, comme nous l’avons dit, dans la Révolution française. Désormais Dieu n’est même plus un vieux dans un coin. Il a simplement disparu de la scène. Et logiquement sa disparition entraîne la disparition de la foi.

Cet impact de la Révolution française sur la foi des gens a interpellé profondément le P. Chaminade qui, tout de suite, a vu dans cette réalité, le reflet du moment original et « originel » du péché de l’humanité, la rébellion d’Adam et Eve conte Dieu.

L’impact sur les institutions, à commencer par l’Eglise

La Révolution n’a pas atteint que la mentalité des gens. Elle a eu un profond impact sur les institutions. Le cri d’émancipation, « liberté, égalité, fraternité » a provoqué un changement profond dans les institutions qui, avec un accord réciproque, avaient gouverné la société et règlementé l’individu : l’Etat et l’Eglise, l’Etat avec l’Eglise, l’Eglise avec l’Etat. Pour la première fois dans l’histoire de la chrétienté, avec la chute du modèle monarchique, l’alliance Etat-Eglise est rompue.

De plus, cette rupture se fit dans un climat de guerre. Non seulement l’Etat proclama son indépendance vis-à-vis de l’Eglise, mais il se positionna contre elle, s’efforçant de la dominer au moyen de la dénommée Constitution civile du Clergé. Ce n’est ici ni le lieu ni le moment d’expliquer en quoi elle consistait.

Il suffit de savoir qu’il s’agissait d’une tentative de créer une sorte d’Eglise nationale, soustraite au pouvoir du Saint Siège et soumise à l’Etat. Les prêtres qui n’en faisaient pas le serment était persécutés, comme ce fut le cas du P. Chaminade. Il a vécu de près tout cet épisode dramatique, nous seulement pour avoir subi la persécution, mais aussi parce qu’après la Révolution, il fut l’un des prêtres chargés de la réconciliation de ceux qu’on appelait « les prêtres jureurs ».

L’Eglise déjà fortement atteinte à la Renaissance par la Réforme et ses conséquences, se vit tout d’un coup face à une réalité nouvelle, dans laquelle elle avait perdu son mode traditionnel de représentation et d’action. « Quelle fut la réaction de l’Eglise au cours de ces siècles ? » se demande le P. Rupnik. « Habituée – poursuit-il – à son influence sur la société, elle s’est sentie à l’époque moderne comme le Dieu représenté dans la Chapelle Sixtine, toujours davantage reléguée au coin de l’insignifiance, comme une réalité de seconde zone ».

Le P. Chaminade a été profondément interpellé par cette crise ecclésiale. Il se trouve dans une Eglise qui doute, présentant les symptômes de l’inanition, dont la présence au monde court le risque de s’évaporer en même temps qu’elle perd son pouvoir.

Son expérience évangélique

C’est dans ce contexte historique et avec cette expérience personnelle de fond, à partir de sa préoccupation de voir renaitre la foi et l’Eglise comme une véritable communauté, que Chaminade tourne son regard sur l’Evangile. Deux données le marquent plus particulièrement :

  • Le rôle de Marie dans l’histoire du salut, et plus concrètement, dans l’apparition du Sauveur, Jésus, dans notre histoire. Autrement dit, le fait que Jésus, le Fils de Dieu, se fit fils de Marie. Ce que nous, chrétiens, désignons comme le mystère de l’incarn

Le salut apporté par Dieu à notre monde trouve en Marie sa porte d’entrée. Le salut est arrivé avec Jésus-Christ, le Fils de Dieu, mais il ne put arriver sans Marie. Elle est la personne humaine indissolublement associée au fils de Dieu dans l’histoire.

Grâce à la réponse qu’elle a donnée dans la foi, le Fils de Dieu est devenu événement, histoire… et l’histoire est reprise par lui, avec lui et en lui, selon le plan de Dieu. Elle est la « croyante », la « femme de la foi », cette foi que Dieu cherche dans l’humanité pour en elle engendrer, par l’action de l’Esprit, le Rédempteur.

S’il s’agit alors de ressaisir notre temps actuel pour le réinsérer dans le plan salvifique de Dieu – pense le P. Chaminade-, l’humanité a de nouveau besoin de Marie. Il faut donc, d’une certaine manière, recommencer à être Marie dans notre monde. Il faut prolonger sa mission, son rôle dans l’histoire du salut. Pour cela, en suivant l’inspiration du P. Chaminade, nous marianistes, nous faisons alliance avec Marie « pour l’assister dans sa mission ».

  • La ferveur et l’authenticité de la première communauté chrétienne, témoignage authentique de fraternité évangélique, dont la vie se répandait par contagion.

Le P. Chaminade était profondément convaincu que le monde ne pouvait être converti à l’Evangile, si nous ne lui présentions, comme il l’a maintes fois répété, le témoignage de cette communauté primitive, « le spectacle d’un peuple de saints ». De cette conviction, découle le caractère fortement communautaire qu’il a donné à toutes ses fondations, depuis les congrégations de Bordeaux jusqu’à ses instituts religieux.

Dans son action missionnaire, évangéliser et « rassembler », convertir et « agréger » vont de pair. Comme le dit la présentation de notre Règle, notre Fondateur, « poussé par l’Esprit de Dieu, comprit combien une communauté chrétienne pouvait être féconde au service de la mission. Une telle communauté doit pouvoir donner le témoignage d’un peuple de saints, montrant par le fait que l’Evangile peut être vécu aujourd’hui comme autrefois, selon toutes les exigences de l’esprit et de la lettre. Une communauté chrétienne doit être attirante : elle suscite ainsi de nouveaux missionnaires qui donneront naissance à d’autres communautés. La communauté devient ainsi un moyen exceptionnel pour rechristianiser le monde. C’est de cette intuition que surgiront les premiers groupes d’hommes et de femmes que le bienheureux Chaminade fonda sous le nom de Congrégations ».

Le fondement de ce principe missionnaire, le P. Chaminade l’a découvert dans les Actes des Apôtres, dans la première communauté chrétienne, à laquelle « s’agrégeaient » de nouveaux membres à cause du témoigne donné de la mise de tout en commun et d’une vie avec un seul cœur et une seule âme.

Ainsi donc, en ce qui concerne l’inspiration biblique, nous pouvons dire que le P. Chaminade fut illuminé par les premières pages des deux livres de Luc : le récit de l’annonciation-Incarnation du Fils de Dieu dans le premier chapitre de l’Evangile ; la naissance et le développement de la première communauté chrétienne dans les premiers chapitres des Actes des Apôtres.

Les deux passages bibliques inspirent et définissent les deux traits caractéristiques de l’ « esprit marianiste » : l’esprit de foi, à l’exemple de la foi de Marie, la communauté de vie.

Si Marie est l’icône de l’humanité ouverte à la rédemption, la communauté est le signe de l’humanité rachetée et, en même temps, le sein maternel qui assure la génération, la formation et la naissance. Ces deux principes constituent l’essence du charisme marianiste. Toutes nos œuvres et tous nos travaux s’en inspirent.

Quel modèle d’éducation découle de « l’esprit marianiste » ?

A partir de ces considérations sur l’esprit, sur le « charisme » marianiste, jaillit la question : comment un charisme, un esprit, une spiritualité peuvent-ils inspirer une façon d’éduquer ? La réponse s’impose : par le biais de l’anthropologie sous-jacente à cette spiritualité. Toute spiritualité, et par conséquent, la spiritualité marianiste elle-aussi, recèle en elle une conception particulière de l’être humain, et de cette conception découlent des traits éducatifs particuliers. C’est que je vais tenter d’exposer dans la seconde partie de mon propos.

Reconnaissons tout d’abord que toute éducation repose sur une anthropologie

Si l’éducation tend à la formation intégrale de la personne, il est évident qu’elle dépend de la conception de la personne, de l’idée de ce qu’est la personne et de ce qu’elle est appelée à devenir. Derrière toute tâche éducative, se trouve toujours une anthropologie qui l’inspire. C’est pour cette raison qu’il y a autant de modèles d’éducation que d’anthropologie, de définitions de l’être humain.

L’éducation n’est jamais « neutre » : elle est toujours au service d’une « vision » particulière de la personne et de son sens. Le bon éducateur est conscient de l’anthropologie qu’il dessert et il agit en cohérence avec elle. Une bonne institution éducative explicite toujours sa « vision » éducative et assure aux forces variées qui y travaillent leur cohérence avec cette vision.

Nous pouvons donc parler, par exemple, d’une « éducation chrétienne ». Nous regardons comme telle celle qui tire de l’évangile l’anthropologie qui l’inspire. Cette anthropologie n’est pas contenue dans un traité philosophique, mais dans une vie concrète, celle de Jésus.

Pour le chrétien, la révélation de Dieu dans la personne de Jésus n’est pas qu’une révélation sur la divinité et les choses divines, mais aussi (et j’oserais dire inclusivement « avant tout ») une révélation sur l’être humain. Chrétiens, nous trouvons en Jésus « le chemin, la vérité et la vie » de l’humanité.

En lui, nous contemplons la plénitude de l’être humain, et par le fait, le point de référence de toute action éducative.

Si toute éducation recèle une anthropologie, il en est de même de toute spiritualité. Quelle anthropologie se cache derrière la spiritualité marianiste ?

Prenons l’anthropologie chrétienne, celle qui nous est révélée dans la personne de Jésus. Cela dit, comme j’ai essayé de l’expliquer dans la première partie, on peut contempler la personne de Jésus sous divers accents, nuances, aspects, selon la diversité des spiritualités. Concrètement – ai-je ajouté – l’ « esprit marianiste », à la suite de notre Fondateur, repose sur le fait que Jésus est « fils de Marie ».

L’anthropologie marianiste découle donc de la contemplation d’un aspect particulier de l’homme Jésus : sa génération personnelle, c’est-à-dire, d’où il vient, comment il apparaît dans l’histoire, comment s’engendre et se forme son humanité.

L’anthropologie marianiste est celle que nous fait connaître le mystère de l’incarnation, raconté dans l’épisode de l’annonciation, au premier chapitre de l’évangile de Luc. A priori, il peut paraître drôle de dire que cet épisode recèle toute une anthropologie, mais si nous prenons le temps de l’analyser, nous verrons que c’est bien le cas, qu’elle s’y trouve ; et nous pouvons alors en déduire les deux grands principes anthropologiques qui soutiennent l’éducation marianiste, et par le fait, les principales caractéristiques qui la définissent.

Premier principe anthropologique fondamental de l’anthropologie chrétienne, y compris donc marianiste : la dignité suprême de l’être humain

Nous tirons ce principe de la façon dont l’être humain est recherché et traité par Dieu dans la personne de Marie. Dans l’Ancien testament, le psaume 8 s’émerveille déjà de la dignité de l’être humain : « Qu’est-ce que l’homme pour que tu en prennes souci ?… Tu l’as fait un peu moindre qu’un ange, tu l’as couronné de gloire et de dignité… » dit le psalmiste. A lire le récit de l’annonciation, notre admiration ne peut que s’accroître : « Qu’est-ce que l’homme pour que non seulement tu viennes en lui, mais, qu’en plus, tu le cherches et demandes son accord pour être, toi aussi, homme comme lui et avec lui ? »

Il est très intéressant de mettre en parallèle le récit de l’annonciation au commencement de l’évangile de Luc et le récit du péché originel au début de la Bible, dans le livre de la Genèse, comme l’a fait Fra Angelico dans son tableau de l’annonciation.

Dans le livre de la Genèse, Adam et Eve tournent le dos à Dieu. Tentés par le serpent, ils se méfient de Dieu, ne font plus confiance à sa parole et lui désobéissent. Alors – comme nous le raconte ensuite le récit biblique – Dieu cherche Adam, mais Adam se cache de Dieu. « Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui dit : « Où es-tu ? » -Il répondit : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur car j’étais nu, et je me suis caché » (Gen. 3,9-10).

Complètement conditionné par sa méfiance de Dieu, il pense que Dieu est son ennemi, que Dieu le recherche pour le punir, pour « se venger ». Et il se cache.

Adam et Eve sont victimes d’une double erreur : une erreur que nous pourrions appeler « théologique », la perception de Dieu, qui les entraîne dans une seconde erreur, « anthropologique », la perception d’eux-mêmes. Ils se font une fausse idée de Dieu, et par conséquent ne se font plus une bonne idée d’eux-mêmes. Et ils se cachent. De Dieu, en le fuyant ; d’eux-mêmes aussi, en se vêtant, couvrant ainsi la nudité de leur vérité.

L’épisode de l’annonciation arrive pour corriger dans l’histoire l’erreur d’Adam et Eve. Dieu cherche l’homme, non pas pour l’exterminer, mais pour le récréer avec son Esprit. Et non pas en le forçant, en lui imposant son pouvoir pour le soumettre, mais en le sollicitant. Ce n’est pas un Dieu qui impose, qui châtie, qui soumet l’homme. « Réjouis-toi, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi » ; « Ne crains pas Marie, car tu as trouvé grâce devant Dieu » (Lc 1, 28.30), telles furent les paroles de l’ange.

Le Dieu qui se présente ainsi à Marie est un Dieu qui aime profondément l’humanité. Et parce qu’il l’aime, il ne le force pas mais il respecte sa liberté. Au lieu de s’imposer, il offre, il s’offre lui-même avec toute sa bonté, tout son amour. Dans l’épisode de l’annonciation Dieu se révèle comme celui qui cherche l’humanité et lui offre, en la personne de Marie un véritable amant.

Ainsi, en Marie est corrigée la double erreur d’Adam et Eve : l’erreur « théologique » (Marie découvre le véritable visage de Dieu, celui de l’amant qui s’abandonne) et l’erreur « anthropologique » (Marie se voit elle-même sous le regard de Dieu selon toute sa vérité : grande dans sa petitesse, comme elle va le dire elle-même dans le Magnificat).

En Marie l’humanité a fini de se cacher devant Dieu et devant elle-même pour découvrir enfin sa grandeur et sa dignité. La façon dont Dieu agit lui révèle sa dignité suprême. Fra Angelico essaie de la montrer dans sa beauté, devant laquelle l’ange s’incline en révérence, quasiment en adoration. Chaminade, lui-aussi, a vu en Marie le reflet de la beauté et de l’éminente dignité de l’être humain, envahi par le respect et l’amour de Dieu.

Sous l’inspiration du récit de l’annonciation, l’éducateur marianiste comprend que sa tâche contient quelque chose de divin. D’une certaine façon, il se voit comme le reflet de la personne de l’ange. Comme lui, il se sent envoyé par Dieu pour aider ses élèves à découvrir leur dignité et leur vocation.

Et il le fait à la façon de l’ange dans le récit évangélique. Pour cela, il fait en sorte que le premier message que l’élève saisisse à la prise de contact avec lui soit le même que celui transmis par l’ange à Marie, au nom de Dieu : « Réjouis-toi, plein de grâce. Je suis avec toi. N’aies pas peur, car tu as une place dans mon cœur, je t’aime ». Cette façon divine d’entrer dans la vie de l’autre, anime sa façon propre d’éduquer. Laissez-moi signaler quelques-uns des traits propres du style éducatif marianiste qui en découlent.

L’Education marianiste jaillit du cœur de l’éducateur et repose sur le respect et l’amour

Il nous suffit de citer ici quelques passages des Constitutions que notre Fondateur a léguées aux religieux marianistes dans un chapitre merveilleux sur l’éducation :

« Il (le religieux) se pénètre pour eux (les élèves) de tous les sentiments du Sauveur et de toute la tendresse de Marie ; quelque nombreux qu’ils soient, il dilate son cœur pour les y faire entrer et les y porter sans cesse… (art. 259)

« La manière d’enseigner la religion est un objet de méthode…Mais le religieux qui suit exactement tout ce qui est établi à cet égard, est bien convaincu que ce n’est pas une méthode plus ou moins ingénieuse, ni aucun exercice de piété qui inspire la religion aux enfants ; que c’est surtout le cœur du maître, quand il est plein de Dieu et qu’il sympathise par la charité avec le cœur de ses élèves. » (art. 260)

C’est une évidence pour Chaminade que l’éducation marianiste s’inspire du comportement même du Dieu amour, celui qui se révèle à Marie et s’incarne dans l’humanité de Jésus.

Avec cet amour et ce profond respect pour la personne dans son originalité propre et sa liberté, l’éducation marianiste s’exerce à travers et pour le dialogue

Le respect de la dignité de la personne et de sa liberté, mène l’éducateur marianiste non seulement à respecter l’autre, le différent, mais à l’aimer et à entrer en relation avec lui à la façon de Dieu. Ecoutons encore notre Fondateur dans ses Constitutions :

« Dieu est patient ; il appelle plusieurs fois sans se rebuter des refus ; il attend l’heure du repentir, et en attendant, il conserve avec la même bonté ceux qui l’offensent et ceux qui le servent. Ainsi fait le religieux dans l’éducation des enfants ; il ne veut pas les voir arriver d’un coup à la perfection des vertus évangéliques ; il ne perd pas de vue qu’il s’agit pour lui de servir et non de recueillir… » (art. 261)

« Il (le religieux) se garde surtout de rejeter comme mauvais ce qui n’est pas absolument bon ; nous ne recevons pas tous la même mesure de grâces et la même destination. Il suffit à chacun d’être tel que Dieu le veut. » (art. 262)

Ce type de relations avec l’élève, né de l’amour et du respect, exige de choisir le dialogue plutôt que la contrainte, la participation plutôt que l’autoritarisme.

Le dialogue écarte le conflit verbal, la discussion vue comme une lutte de pouvoir. Il consiste à marcher avec l’autre à la recherche de la vérité, en renonçant à avoir raison d’avance et à imposer cette raison, dans le respect de sa dignité et de sa liberté. Il n’est pas signe ou manifestation de relativisme, et n’y conduit pas.

Dans l’éducation nous ne faisons pas du dialogue une méthode parce que nous nous trouvons désorientés, sans repère, sans savoir où se trouve la vérité.

Pour les croyants et les éducateurs, c’est la vérité qui est le guide. Sinon nous ne serions ni croyants ni éducateurs. Si nous dialoguons, c’est parce que nous ne sommes pas propriétaires de la vérité et encore moins de la manière dont la vérité se transmet. La vérité est libre et ne se transmet que de la liberté de celui qui transmet à la liberté de celui qui la reçoit. Ceci posé, la seule attitude qui respecte cette dynamique et sa possibilité, c’est le dialogue.

L’éducation marianiste est intégrale, c’est-à-dire qu’elle s’adresse à la personne dans sa totalité

L’éducation marianiste s’occupe de tous les facteurs qui construisent la personne comme telle, qu’ils soient intellectuels, corporels ou spirituels. En Marie, Dieu cherche la personne, la femme dans son intégralité. Dieu ne s’adresse pas qu’à son esprit (Dieu n’est pas une idée, un concept abstrait), ou à son cœur (Dieu n’est pas un sentiment).

Dieu est vie dans tous les sens. C’est pourquoi il s’adresse à l’esprit, au cœur et aussi au corps de Marie, dans toute sa féminité, dans toute capacité de génération, comme femme.

Eduquer c’est former les personnes, développer en elles tout leur potentiel reçu à leur naissance. C’est plus qu’instruire. Dans l’éducation, l’instruction a son importance : l’instruction, c’est-à-dire la transmission des connaissances et des aptitudes instrumentales qui permettent à la personne de se développer dans le milieu dans lequel elle vit. L’instruction offre le développement de l’intelligence, du savoir, de la connaissance. Mais la personne humaine est bien plus que l’intelligence.

Son identité de personne, sa manière d’être et d’exister dans le monde, d’être en relation avec son environnement, ne dépendent pas uniquement de ses connaissances. Entrent en jeu maints autres facteurs : son idée du sens de la vie, ses valeurs, ses sentiments, ses habitudes…

L’éducation ne peut les ignorer ; elle doit les inclure dans ses objectifs. De là l’insistance de Chaminade, dès l’origine de son œuvre : « La Société de Marie n’enseigne que pour élever chrétiennement » (art. 256). Autrement dit : marianistes, nous ne sommes pas de simples professeurs, mais des éducateurs.

L’éducation marianiste s’adapte à la réalité de la personne concrète, à ses conditions

Dans le récit de l’annonciation, Dieu ne se manifeste pas à l’humanité en général, ni à un modèle abstrait de femme, mais à une femme déterminée, dans des conditions géographiques et culturelles concrètes. Elle s’appelle Marie, elle est jeune, elle est juive, elle vit à Nazareth, et au temps de la domination romaine, « aux jours d’Hérode » (Lc 1,5) pour être tout à fait précis.

De même l’éducation marianiste s’efforce de s’adresser à chaque personne concrète dans ses conditions propre. Ces conditions changent d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre. D’où l’une de ses caractéristiques et de ses propositions : « éduquer pour l’adaptation au changement ».

Citons une fois de plus notre Fondateur : “Les principes de l’éducation, une fois bien saisis, ne peuvent plus varier ; mais les procédés par lesquels on les applique et les méthodes d’enseignement, doivent nécessairement suivre les progrès des sociétés humaines et s’accommoder à leur besoins et à leurs vœux. Consacrer en principe l’immobilité des formes et des modes, ce serait limiter à un temps bien court, ses (de l’institut religieux) services et son existence… » (art. 267).

Il n’y a pas que les temps qui changent ; les cultures aussi. L’éducation à l’adaptation comporte l’éducation à vivre en toute authenticité dans une société culturellement plurielle, dans laquelle on se trouve nécessairement en relation avec des gens différents.

Second principe anthropologique fondamental de la spiritualité marianiste : la foi est la clé du développement de la personne humaine et du discernement de sa destinée dans le monde

Dieu, en s’offrant lui-même avec beaucoup de respect et d’amour, recherche l’acquiescement de la part de l’humanité. Il recherche un geste libre de disponibilité et de confiance de la part de l’être humain, un « oui » qu’il trouve heureusement en Marie.

Comme je l’ai déjà commenté plus haut, Marie se révèle à nous dans l’évangile comme la femme croyante. Elle est la véritable icône de la foi, une foi qui est avant tout confiance en Dieu, en sa promesse, en sa parole. « Qu’il me soit fait selon ta parole » (Lc 1, 38) répond Marie à l’ange.

C’est en tournant notre regard sur Marie que nous comprenons ce qu’est la Foi. Dans son essence, cette foi est quelque chose de beaucoup plus profond que ce que nous avons coutume d’entendre quand nous parlons de la foi « religieuse », de la foi d’un croyant.

Ce n’est pas l’adhésion à un credo, à un bloc de vérités proposées par une religion. En Marie, nous comprenons que la foi authentique est une attitude existentielle, profondément humaine, d’ouverture à l’Autre, avec une majuscule. C’est permettre à cet Autre (avec une majuscule) d’entrer dans ma vie et la faire sienne aussi bien que mienne. Par le biais de cette foi, Marie ouvre sa vie à Dieu et collabore avec lui pour engendrer l’homme nouveau, l’humanité nouvelle.

Dans notre monde, il arrive que la foi soit critiquée à l’idée que remettre notre vie à un autre serait aliénant. Mais croire en quelqu’un, lui accorder notre foi, n’est pas aliénant de soi. Ce n’est pas la foi, ce n’est pas le fait de croire, qui peut nous aliéner, mais le rapport à ce que nous croyons, le rapport à ce à quoi nous nous consacrons quand nous avons foi en quelqu’un ou en quelque chose.

L’anthropologie chrétienne repose sur le principe de relation. La personne humaine ne se fait pas elle-même à partir d’elle-même, mais dans la relation. Nous sommes le fruit des relations que nous vivons, que nous avons vécues que nous vivrons encore. Il est certain qu’il y a des relations oppressives, aliénantes, qui détruisent la personne.

Combien de personnes démolies par le désamour, l’abandon, l’injustice, la tyrannie ou la violence ! Mais, grâce à Dieu, il y aussi des relations libératrices, qui font jaillir en nous le meilleur de nos capacités humaines bien au-delà du purement instinctif. Ce sont les relations fondées sur l’amour mutuel, sur ce don réciproque qui cherche toujours le bien de l’autre. Les relations de famille, d’amitié, de fraternité, de couple, sont de cette nature quand elles se fondent sur l’amour. Ces relations, loin d’être aliénantes, nous sont indispensables. Sans elles, nous ne pourrions ni connaître notre dignité, ni nous développer comme personnes.

Par conséquent, l’aliénation » éventuelle de la personne n’est pas due au fait en soi de croire, de « faire confiance » ; elle n’est pas due à la foi. « Croire » n’est pas aliénant ; mais il peut y avoir une aliénation dans la relation à ce que nous croyons, et à laquelle en conséquence on se consacre. En Marie, nous voyons que la foi en Dieu, qui nous aime et se donne à nous, n’est pas un acte de dépersonnalisation, d’aliénation, mais c’est le contraire.

De l’interaction réciproque entre la foi de Marie et la puissance de l’Esprit, surgira l’humanité nouvelle, l’homme Jésus, le nouvel Adam de la nouvelle création. De cette façon, Marie atteindra la plénitude de son être propre, et accomplira sa mission propre dans le monde et l’histoire.

C’est pourquoi, le regard posé sur Marie, l’éducation marianiste revendiquera comme l’un de ses objectifs les plus importants « d’éduquer pour former dans la foi ».

De tout ce que nous avons dit, on peut déduire que cette formation dans la foi exige :

Former à l’ouverture à l’autre

C’est la conséquence immédiate et logique de ce que nous venons de dire. Pour former dans la foi, il faut former à l’ouverture à l’autre, à Dieu (l’ «Autre » avec une majuscule), et au prochain (l’ «autre » avec une minuscule). Les deux « ouvertures » vont de pair, comme nous le montre bien l’évangile.

On ne peut aimer Dieu sans aimer son prochain et réciproquement. L’éducation marianiste doit aider la personne à se décentrer d’elle-même pour se centrer sur la relation d’amour qui nous est proposée dans l’évangile et dont nous avons vu le reflet dans l’annonciation.

Former à partir de la relation personnalisée et pour cette relation

L’une des caractéristiques majeures de l’éducation marianiste, « l’esprit de famille », trouve ici sa raison d’être. Créer une relation de vraie famille, dans laquelle la personne croît et se développe comme telle, est un moyen éducatif indispensable pour l’éducation de la foi.

D’un côté, l’esprit de famille favorise et promeut l’attitude à l’ouverture, à la confiance et au don qui est la base de la foi ; d’un autre côté, ce même esprit de famille est le fruit de la foi, de l’ouverture, de la confiance et du don qu’elle implique.

C’est sur ce principe que jaillit l’importance que Chaminade a donné à la communauté pour sa mission. La communauté est le lieu indispensable de la formation de la foi, et en même temps son fruit visible. C’est pourquoi, nous marianistes, affirmons avec force dans notre Règle que « notre objectif premier », dans notre mission, « est l’éducation de la foi. Nous avons tout particulièrement le souci de susciter et de former des apôtres et de faire surgir des communautés de laïcs engagés » (RV a. 71)

Assurer une formation intellectuelle profonde et juste, où la raison puisse développer pleinement ses potentialités

Le P. Chaminade remarquait déjà que « l’importance que met la Société à l’éducation chrétienne ne lui fait pas négliger l’instruction : au contraire, comme on ne peut donner d’éducation qu’à l’occasion de l’instruction, la Société met d’autant plus d’intérêt à la bonne tenue de ses écoles et à la perfection de ses méthodes, qu’elle est plus désireuse d’étendre à un très grand nombre de sujets les bienfaits de l’éducation chrétienne. » (art. 266)

L’éducation marianiste cherche donc l’excellence dans le savoir ; elle s’efforce d’éduquer des « savants » sans oublier que le vrai savant ne se contente pas de savoir beaucoup de choses, mais qu’il sait surtout quelles sont les limites de son savoir, c’est-à-dire la manière dont il sait et les limites de ce qu’il sait.

A partir de ce qu’il sait, le vrai savant garde toujours sa raison disponible à la Vérité, avec une majuscule, qui toujours le dépasse et le transcende. En s’appuyant sur cette condition de la raison, l’éducation marianiste se caractérise en offrant aussi une solide formation religieuse de caractère intellectuel, avec un sérieux contenu théologique, cultivée dans le dialogue entre raison et foi, entre foi et culture.

Promouvoir la vie chrétienne dans son intégralité, comme une vie qui ne se réalise qu’en entrant dans le plan rédempteur de Dieu pour l’humanité et en y collaborant

L’éducation de la foi ne se réduit pas à la promouvoir comme attitude. L’éducation marianiste se souci aussi du fruit de la foi, c’est-à-dire de la vie chrétienne en toutes ses dimensions. Comme nous l’avons déjà vu en Marie, la foi concerne et engage la vie entière ; elle imprègne toute la vie.

C’est pourquoi l’éducation de la foi ne se contente pas d’une bonne formation intellectuelle, avec un enseignement théologique. La vie chrétienne n’est pas faite que de connaissances. Elle implique aussi la culture de la relation personnelle avec Dieu ( prière) et l’action, l’engagement et le service des autres. La Règle marianiste, en parlant de notre mission, affirme : « Nous sommes envoyés pour multiplier les chrétiens, c’est-à-dire pour former des personnes et des communautés qui vivent leur foi et la traduisent en actes en réponse aux besoins des temps. » (RV a.63)

La vie chrétienne est une vie tournée vers le prochain. Dans le récit de l’annonciation nous voyons qu’est répété une fois de plus un principe présent dans toutes les manifestations de Dieu au cours de toute l’histoire. Ce principe est que Dieu nous cherche non pas pour lui mais pour les autres. S’il se livre à qui le reçoit, c’est pour en faire un instrument de salut pour les autres.

Ce fut le cas d’Abraham, de Moïse, de David, des prophètes… Et celui de Marie. Le récit de l’annonciation se termine par le départ précipité de Marie à la rencontre d’Elisabeth. Nul qui accepte d’être « touché » par Dieu ne peut rester enfermé en lui-même. Croire et se mettre au service des autres vont toujours de pair.

Avec sa foi, Marie consacre tout son être et toute sa vie au service d’une mission : ouvrir les portes de l’humanité et de l’histoire au Règne de Dieu, le Règne promis (« Le Seigneur lui donnera le trône de David, son père » (Lc 1, 32), dit l’ange à Marie, le Règne attendu. Règne de justice et de paix, Règne qui s’accomplit dans la personne et la vie de Jésus qu’elle a engendré, éduqué et servi.

De ce trait essentiel de la vie de foi, l’éducation marianiste tire un autre de ses principaux traits et propositions : « Eduquer pour le service, la justice et la paix ».

Après avoir contemplé le récit de l’annonciation, nous pouvons mieux comprendre le but et les implications de que qu’affirme notre Règle : « Notre objectif premier est l’éducation de la foi ». (RVa.71)

Comme nous l’avons vu, la foi de Marie, celle qui nous dispose à faire confiance au Dieu qui se révèle à nous dans l’évangile, est la condition et le moyen indispensable pour concevoir toute la dignité qui enveloppe l’être humain et quel est la position qui lui revient dans le monde et l’histoire. « Pour atteindre cet objectif, nous participons à la proclamation directe de la Bonne Nouvelle et nous œuvrons aussi à l’enrichissement de la culture et à la transformation de la société selon le message du salut. La foi nous conduit, nous et les apôtres que nous formons, à convertir notre cœur et à nous rendre solidaires de ceux qui luttent pour la justice, la liberté et la dignité ; elle nous fait toujours œuvrer pour la paix en aidant personnes et communautés à se réconcilier et à se libérer du mal. » (RV a.72)

Une réponse aux défis éducatifs de notre temps.

Deux cents ans après la Révolution française, sur le terrain de laquelle germa notre charisme marianiste, nous vivons une nouvelle révolution à l’impact culturel et social aussi grand, sinon plus. Il n’échappe à personne que nous passons par un temps de crise profonde de la conception du monde, de l’homme et de ses relations avec son environnement. Une nouvelle forme de civilisation est en train d’émerger. Tout comme au temps du P. Chaminade, cette nouvelle donnée provoque un double impact, sur les personnes et sur les institutions.

Sur les personnes : l’apostasie et l’incroyance rebelle du temps du P. Chaminade a fait place à ce qui est encore pire, l’indifférence. Quand on parle de foi, le problème n’est plus de répondre aux questions posées par la raison (ce qui donna naissance à l’apologétique des XIXe et XXe siècles), mais de faire surgir les questions qui permettent une réponse croyante.

L’homme d’aujourd’hui ne se rebelle pas contre la foi, et ne la questionne pas. Il se situe tout simplement à sa marge, il lui est indifférent.

La crise institutionnelle actuelle est tout aussi évidente. Les institutions, à commencer par la famille ou l’état lui-même, sont en crise. Qu’est-ce que le mariage et la paternité, sinon un jeu de caprices individuels, sans structure pour leur donner corps, sans engagement institutionnel ?

Qu’en est-il des institutions sociales et politiques qui soutiennent l’état ? Quand on jette un œil sur le panorama de la gestion publique, on constate qu’elle a fini de se focaliser sur la question sociale du bien commun pour se contenter de la gestion financière dont l’unique souci est le profit économique. La dernière génération de véritables politiques au plein sens du terme (gestionnaires de la « polis ») s’est éteinte au dernier quart du siècle passé. Et que dire de l’Eglise ? …

Il suffit de rappeler les résultats des enquêtes d’opinion, surtout chez les jeunes. Comme le montrent les études sociologiques, « Ils croient mais ils n’ont plus d’appartenance ».

La crise des institutions entraîne avec elle la crise de l’appartenance, qui affecte sérieusement la personne même. La personne se trouve isolée, sans références extérieures et sans les relations qui la construisent, comme nous l’avons vu plus haut.

Face à cette crise, les institutions se sentent désorientées, perplexes, sans savoir comment se situer. Préoccupées par leur perte de prestige, elles consacrent tous leurs efforts à des campagnes d’images. Elles croient que le problème est de ne pas savoir se présenter, de ne pas savoir expliquer…

Mais le problème est tout autre et bien plus profond. C’est un problème de perte de sens.

Après la révolution française, avec l’orgueil de la raison face à la foi, l’homme a rejeté tout sens qui ne trouverait pas son fondement et sa source dans la raison elle-même. Une époque de l’histoire a ainsi débuté, celle de l’orgueil de la raison, où l’homme, libéré de toute autre tutelle que de lui-même, a décidé de se construire lui-même et le monde qui l’entoure, à partir de son propre savoir et de sa propre logique. L’expérience historique depuis deux siècles jusqu’à maintenant a révélé à l’humanité les lumières de cette prétention, mais aussi et surtout, les ombres.

L’exaltation de la raison a entraîné l’incertitude sur le sens. Et pire encore, la tyrannie des idéologies, les systèmes de pensée totalitaires et fermés sur eux-mêmes, qui se sont imposées par la violence et la force, étouffant toute liberté. Les deux guerres mondiales ont montré l’irrationalité des raisons humaines, et la chute du mur de Berlin a porté un coup fatal à ce qui restait des idéologies qui prétendaient expliquer le monde.

Tout comme l’homme de la modernité, celui qui est né de la Révolution française, l’homme postmoderne, celui qui résulte de l’histoire récente, est toujours un homme en référence à lui-même, qui cherche en lui-même le sens et la raison de son existence. Mais, fatigué – et j’ajouterais – « désenchanté » – de la raison et de la logique, il s’abandonne au sentimental et au sensoriel, où même purement et simplement à la sensualité.

Pour lui désormais, il n’y a plus de « raisons », mais des « opinions », dont la vérité ne se base plus sur la réalité objective (même s’il le prétend) mais sur la pure perception sentimentale interne. « C’est ton opinion ; j’ai la mienne ». Le seul vrai monde est celui des sensations intérieures. En elles se trouvent la vérité et le sens. Et si la réalité ne correspond pas à ce qu’intérieurement on ressent ou désire ressentir, alors, il y a la technique.

L’homme postmoderne ne croit plus maintenant que la capacité de dominer et conduire la réalité réside dans la raison, mais dans la technique. Il en est obsédé et s’y livre tout entier, à tout ce qui lui permet de manipuler la réalité, sans se demander ce qu’est cette réalité ni ce qu’elle lui demande.

La vie devient une sorte de jeu d’ordinateur, où ce qui se revendique réalité virtuelle finit par dominer la réelle. L’aspiration dernière est de détenir les instruments pour le faire, c’est-à-dire, les moyens économiques et techniques pour y parvenir. La question n’est plus pour quelle raison et dans quel but, mais comment.

A partir de cette attitude d’autoréférence, l’homme d’aujourd’hui projette et programme jusqu’à son lien social, en marge des liens sociaux institutionnels. « Chats », « blogs », « facebook », et tous les réseaux de la grande toile virtuelle servent de substituts à la famille, au voisinage, à l’entourage et jusqu’à la communauté. La socialisation de la personne ne se réalise plus dans la relation avec le monde réel qui l’environne. Elle projette son propre réseau et le choisit à l’intérieur d’elle-même.

Les institutions qui assuraient la socialisation (famille et école, avant tout) se sentent comme diminuées, leur influence s’anémie jusqu’à disparaître. Le sentiment croît de se trouver au milieu d’un monde confus, dans lequel nous ne nous comprenons plus puisque nous n’appartenons plus au même « réseau social », que nous ne parlons plus la même langue.

Au vu de tout cela, et selon ce que nous avons dit dans les paragraphes précédents, il est clair que l’effort éducatif d’aujourd’hui doit viser à sortir la personne de la prison dans laquelle l’enferme le subjectivisme, pour la resituer dans le monde relationnel, celui auquel elle ne peut se soustraire sans se condamner elle-même à sa perte. Après avoir tué Abel, Caïn devint un errant solitaire. « Tu seras errant et vagabond sur la terre » (Gen. 4.12). A ce moment, il se rendit compte qu’en tuant son frère il s’était condamné lui-même. « Quiconque me trouvera me tuera » (Gen. 4,14) reconnaît-il, angoissé.

Les récits primitifs de la Genèse montrent admirablement une vérité anthropologique fondamentale : en rompant avec Dieu et en tuant son frère, l’homme n’a plus de référence que lui-même, et il se perd, condamné à se cacher, à « se vêtir », à se défendre et à se protéger. Les deux grandes questions de Dieu à l’homme ainsi perdu résonnent toujours dans l’histoire et la vie de chacun de nous : « Où es-tu ? » (Gen 3,9) et « Où est Abel, ton frère ? » (Gen 4. 9). Comme nous l’avons vu, la personne humaine est un être de relation, qui se construit dans la relation et qui par conséquent se renie elle-même, quand elle s’enferme sur elle-même et projette le monde à partir d’elle-même.

Marianistes, nous affirmons que le seul moyen à notre disposition pour aider l’homme d’aujourd’hui à sortir de son « en soi-même », de son individualisme, est de l’amener à découvrir que sa réalisation plénière passe par le recouvrement de cette relation « fondatrice », la seule qui le fait véritablement devenir une personne : la relation qui cherche exclusivement le bien d’autrui, celle qui s’impose sans asservir, celle qui sollicite sans contraindre, celle qui donne sans rien demander en retour, celle qui respecte toujours la liberté de l’autre. En un mot, celle qui nous est offerte dans l’amour de Dieu.

Il est évident que le retour à Marie dans l’épisode de l’annonciation-incarnation du Fils de Dieu est plus urgent aujourd’hui que jamais. Cet épisode est et sera toujours le récit-racine du salut, celui qui marque l’origine de l’évangélisation du monde. Si le retour à Marie s’impose aujourd’hui, s’impose aussi le retour à la promotion de véritables communautés chrétiennes, comme lieux où cet amour de Dieu se vit, se reconnaît, se fête, y trouve sa réponse et son service.

En définitive, le lieu de la communion dans l’Esprit, où chacun peut faire l’expérience et vivre son identité de fils du Père, et par conséquente, de frère universel.

Ce temps qui nous est donné de vivre est plus celui du désenchantement que de la révolte. L’homme d’aujourd’hui, déçu de tant de paroles creuses, de tant de projets avortés, a choisi de se renfermer sur lui-même. Mais là n’est pas sa vraie maison.

Comme le fils prodigue, il finira par avoir la nostalgie de la maison du Père. Il y a plus : croyez-moi, il y a déjà aujourd’hui des signes qui indiquent le début de cette nostalgie. Mais quand l’homme décidera librement de retourner à cette maison, il aura besoin de retrouver la vraie maison du Père, non celle du fils aîné. Il aura besoin de trouver une communauté, une église, capable de le faire renaître, maternelle, mariale. Marianistes, nous pouvons et devons nous acharner pour qu’il en soit ainsi.

Merci pour votre attention.

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