Adèle de Batz de Trenquelléon – Ses jeunes années
On pourrait dire, comme Dickens, que ce fut à la fois la meilleure et la pire de toutes les époques ; et c’est vrai. De même, ce furent des années d’héroïsme et de lâcheté ; ce fut le temps du sacrifice suprême et du martyre mais également, à l’inverse, des basses vengeances et de l’égoïsme. Ce fut un tournant de l’histoire de l’Europe et du monde. Après coup, ni la France, ni l’Eglise catholique, ni la culture occidentale, ni la civilisation ne furent plus tout à fait pareilles. Il y avait quelque chose d’exaltant à vivre à cette époque et pourtant, la mort n’était jamais bien loin. On pouvait se sentir fier d’être chrétien, même si on était condamné, bien souvent, à pratiquer et à célébrer sa foi de manière cachée. En ce temps-là un parlement pouvait conduire le roi à l’échafaud parce qu’il ne se pliait pas à ses ordres, mais en même temps les citoyens de l’ancienne Gaule devenaient enfin une nation. Bref, le temps d’Adèle reste dans l’histoire comme celui d’une transition cataclysmique comme l’occident en a peu connu. Plus de deux cents ans après, les historiens continuent à s’interroger et à s’opposer sur la signification de cette crise.
Tout au début de cette ère révolutionnaire, une fillette est née de Marie Ursule Claudine Joséphine de Peyronnencq de Saint-Chamarand, épouse de Charles François Joseph Marie Marthe, baron de Batz de Trenquelléon. C’était le 10 juin 1789, la veille de la Fête-Dieu, tout juste un mois après le rassemblement des Etats-Généraux à Versailles. Convoquée par le roi Louis XVI après des siècles d’inaction, cette assemblée fut une vaine tentative de la part d’une monarchie en faillite pour éviter le désastre. Lorsque la petite fille eut cinq ans, le roi Louis avait déjà été exécuté et l’ancien régime des Bourbons, qui avait duré deux cents ans exactement, s’en était allé. Le système féodal tout entier, avec la noblesse et l’aristocratie, avaient disparu avec le roi, et l’Eglise catholique, une fois de plus, fut poussée dans la clandestinité, comme cela avait été le cas à de nombreuses reprises au cours de son histoire.
Adèle fut baptisée le jour même de sa naissance. La cérémonie eut lieu dans la petite église de Saint Cyr, dans le village de Feugarolles, à 1,5 km du château de Trenquelléon et à quelque 8 km de la Garonne. La cité épiscopale d’Agen se trouvait à une bonne vingtaine de kilomètres, vers l’est et le grand port de Bordeaux, à une centaine de kilomètres à l’ouest. On donna à la fille le nom d’Adélaïde, Marie Charlotte Jeanne Joséphine. Plus tard, elle fêterait chaque année ce double anniversaire et s’y préparerait chaque fois plusieurs jours à l’avance. Elle prit l’habitude de s’appeler et de se faire appeler Adèle, petit nom pour Adélaïde et choisit Marie comme sa Patronne. Elle la fêtait le 15 août, fête de l’Assomption de Marie, Mère de Jésus.
Adèle était née dans une famille riche, de l’aristocratie terrienne. La généalogie de sa mère remontait à deux fils de Louis IX, le grand roi Saint Louis. Du côté paternel, sa famille était l’une des plus illustres de Gascogne. Ses ancêtres des deux côtés s’étaient distingués à chaque génération par les services rendus au roi et à l’Eglise. Au XVIIe s., les ancêtres du baron avaient embrassé le protestantisme, comme la plus grande partie de la noblesse de la région. Trois d’entre eux, trois frères, furent tués à la fameuse bataille de la Boyne, le 11 juillet 1690, en combattant dans les troupes de Guillaume d’Orange contre les troupes catholiques. Cependant, dès le début du siècle suivant, quand François épousa Anne, l’héritière féminine des Trenquelléon, lui-même comme sa fiancée étaient déjà revenus au catholicisme. C’est justement à cause de la fidélité des ancêtres d’Adèle au trône et à l’autel qu’elle eut elle-même à souffrir dans sa personne des effets de la Révolution Française.
Le père d’Adèle faisait partie de la garde royale. Il n’était pas à la maison au moment de la naissance de sa fille, ayant été appelé à Paris pour accomplir son devoir. Ce sont ses cavaliers, entre autres, qui refusèrent de charger les manifestants partis à l’assaut de la Bastille. Le roi ne tarda pas à dissoudre sa garde royale puisqu’il ne pouvait plus compter sur elle. Les soldats de la garde furent enrôlés dans la nouvelle Garde Nationale, commandée par le Marquis de Lafayette ; quant aux officiers, ils furent renvoyés chez eux, en attendant de nouveaux ordres.
Constatant la rapide détérioration de la situation à Paris et percevant le risque, pour le roi, de tomber aux mains des forces révolutionnaires, le baron décida de risquer sa fortune et sa vie à défendre son roi. Dans plusieurs villes d’Allemagne, outre-Rhin, les frères du roi rassemblaient des forces militaires pour tenter – mais ce sera en vain – de renverser le cours des événements en France. Le baron les y rejoignit, participa à plusieurs tentatives infructueuses et décida, finalement, de se réfugier à Londres, en attendant les événements. Son nom figurait désormais sur une liste d’émigrants et sa propriété était susceptible d’être confisquée par l’Etat.
En novembre 1791, le baron quitta Trenquelléon. Dix années devaient s’écouler avant qu’il pût revoir son cher château. Adèle avait deux ans et demi quand son père partit et son petit frère Charles devait naître deux mois après ce départ. Au château, en plus de la baronne et de ses deux enfants, restaient la mère du baron et deux de ses sœurs, et son vieil oncle. En août 1792 de nouveau, Trenquelléon subit le contre-choc des événements parisiens : deux autres sœurs du baron, des religieuses dominicaines, furent chassées de leur couvent, deux parmi des dizaines de milliers d’autres religieux, victimes de l’idéologie dominante et de la soif de richesse.
Il y eut bien quelques incursions hostiles de voyous et quelques tracasseries de la part du gouvernement, mais malgré cela, la vie continuait au château. Tandis que la sœur du baron, Catherine Anne, mettait à profit toutes les manœuvres légales et toutes les influences possibles pour sauver tout ce qu’elle pouvait des biens du baron, la baronne se consacrait de son côté à l’éducation de ses deux enfants. C’est de sa mère qu’Adèle apprit ce que signifie vivre en chrétienne. Même aux jours les plus risqués, la baronne continuait à secourir les pauvres et les malades, à les visiter, à les soigner dans leurs maisons, à leur partager nourriture et habits, en vendant au besoin des bijoux pour mieux les secourir. Encore toute petite, Adèle accompagnait sa maman dans ces tournées de bienfaisance. Les habitants de la région connaissaient très bien le baron et la baronne et ils veillaient à leur éviter tout ennui, à leur famille et à leurs propriétés.
Tantôt la Révolution proscrivait toute pratique religieuse, tantôt elle ne l’autorisait que sous la direction d’un prêtre assermenté et donc schismatique. La baronne et sa famille refusèrent de participer à des offices religieux présidés par le curé jureur de Saint-Cyr ou par l’évêque révolutionnaire d’Agen. La famille et le personnel se réunissaient tous les jours pour la prière ou l’instruction religieuse. Le dimanche, la baronne dirigeait elle-même la prière communautaire si on n’avait pas pu trouver un prêtre insermenté pour célébrer la messe en cachette au château.
En route pour l’exil (1797-1801)
En septembre 1797, un coup d’Etat remit au pouvoir les plus radicaux des révolutionnaires. Les lois exigeant que les émigrés quittent immédiatement la France furent subitement remises en vigueur. Le nom de la baronne de Batz ayant été inscrit par erreur sur la liste officielle des émigrés, elle fut obligée de partir en exil. Refuser de se soumettre à la loi aurait entraîné pour elle la peine de mort. Elle prit donc Adèle, âgée alors de huit ans, et Charles, âgé de six ans, et se dirigea vers la frontière espagnole. Elle la franchit juste au moment où expirait le délai de grâce consenti aux bannis. En Espagne d’abord, au Portugal ensuite, Adèle put voir pour la première fois ce qu’était la libre pratique de la religion : les cérémonies de l’Eglise, les processions, les pèlerinages… Elle voyait des familles prier ensemble à la maison sans avoir rien à craindre, sans avoir à se cacher, sans rien de secret. Elle allait à l’église avec sa mère, parfois avec les gens du pays, souvent aussi avec d’autres Français exilés.
En exil aussi, la baronne poursuivait l’éducation de ses enfants, Adèle et Charles. Dans sa petite enfance, Adèle avait manifesté des signes de colère, de bouderie et des difficultés à retenir sa langue, ce qui lui attira quelques ennuis. Avec l’aide avisée de sa mère, elle apprit à se maîtriser, à se soucier des autres et à se mettre avec joie à leur service. Elle apprit à se faire une opinion personnelle sur des questions religieuses, à écouter et à réfléchir, et à prendre à cœur le message de l’Evangile. Avec sa mère, elle discutait souvent de religion et elles partageaient ce que leur disait leur foi. La fillette apprenait en même temps les disciplines profanes qu’on enseignait à l’époque : l’histoire, la géographie, l’écriture, la lecture, l’arithmétique, à l’exception des beaux-arts que cultivaient avec tant d’assiduité les aristocrates de son temps.
Sans avoir jamais fréquenté quelque école monastique, comme la plupart des filles de l’aristocratie avant la Révolution, sans même avoir suivi un cursus scolaire à proprement parler, Adèle devint une demoiselle bien éduquée, grâce à sa mère, à ses tantes, et à sa propre détermination à user de ses talents. A l’image de sa mère et de ses tantes, elle incarnait le meilleur de la tradition aristocratique française, faisant preuve de raffinement, de douceur, de compassion, d’intérêt, de charme. Finalement, les années d’exil furent décisives pour la formation du caractère d’Adèle.
Paris fit pression sur le gouvernement espagnol et celui-ci obligea les exilés à quitter l’Espagne ; les de Batz s’établirent au Portugal, dans la ville de Bragance. Quittant Londres, le baron réussit à y rejoindre sa famille en juillet 1798. Il n’avait pas vu sa fille depuis près de sept ans et son fils Charles, jamais ! Une année après, la famille eut la joie d’accueillir un troisième enfant, Désirée.
Retour à Trenquelléon (1801-1804)
La situation en France finit par sembler favorable à un retour des exilés ; le baron conduisit donc sa famille jusqu’à Saint-Sébastien, en Espagne, pour attendre le bon moment pour rentrer au pays. Dans cette ville, Adèle, cédant à l’insistance du prêtre espagnol qui l’avait reçue en confession la veille de Noël, fit sa première communion – à la fête de l’Epiphanie 1801.
Les conditions d’un retour étant finalement réunies, la famille quitta Saint Sébastien le 4 novembre. Ils firent étape à Auch pour visiter l’oncle du baron, dont l’un des petits-fils épousera plus tard Désirée, la sœur d’Adèle. Ils firent une autre halte à Condom pour une visite aux deux sœurs du baron, les religieuses dominicaines qui avaient passé les années de la Révolution dans une petite maison et qui n’allaient pas tarder à ouvrir un petit pensionnat pour filles. Désirée et les cousins d’Adèle allaient un jour fréquenter cette école.
La petite troupe parvint au château le 14 novembre 1801. Le baron en avait été absent pendant exactement dix ans ; quant à Adèle, Charles et la baronne, cela faisait quatre ans. Désirée n’avait même jamais vécu au château. On peut imaginer la joie qui régna à Trenquelléon lorsque la famille fut de nouveau réunie. Une joie cependant mêlée de tristesse car en l’absence du baron, sa mère était décédée et lui-même avait perdu son titre légal de propriétaire du domaine.
Encore en exil, le baron avait entrepris des démarches en vue d’obtenir une amnistie pour avoir porté les armes contre la nation ; à présent il cherchait en plus des voies légales pour récupérer son titre de propriété sur le domaine du château. La plus grande partie avait été sauvée par des membres de la famille qui avaient fait valoir leurs droits ; une partie des biens avait été confisquée par l’Etat, mais la famille et même certains domestiques en avait racheté une part. Toujours sous surveillance policière, le baron se battait aussi pour sa famille et son avenir. Malgré les énormes dépenses à engager pour remettre les biens familiaux en état, le baron engagea un précepteur pour son fils Charles.
Ne nous attachons qu’à Dieu, qui seul est éternel.
(Lettre 82, à Agathe Diché, 21.05.1807)
Ce précepteur était un ancien religieux et séminariste de 37 ans, Jean-Baptiste Ducourneau. Il allait s’occuper de l’éducation de Charles pendant dix ans, et allait même l’accompagner à Paris pour poursuivre ses études, conformément aux coutumes de l’époque. Ce qui est encore plus important, peut-être, c’est qu’il devint aussi le directeur spirituel d’Adèle et la personne qui, à part la baronne, eut la plus grande influence sur sa formation religieuse et spirituelle.
Déjà avant l’exil, quand elle étai enfant, Adèle avait rêvé de devenir religieuse carmélite. Pendant le séjour de la famille à Saint-Sébastien, elle fréquentait le carmel de la ville. Lorsque le baron décida le retour en France, Adèle aurait bien voulu rester sur place et entrer au Carmel. Sa mère réussit à la convaincre qu’à 11 ans elle était beaucoup trop jeune, tout en lui promettant que si plus tard Adèle persévérait à vouloir se faire carmélite, elle le lui permettrait, que ce soit en France ou en Espagne, au cas où la vie religieuse n’aurait pas encore été rétablie dans son pays.
Justement, décidée à se préparer à entrer au Carmel, Adèle demanda à Ducourneau de rédiger pour elle, avec l’aide de la baronne, une Règle de vie bien détaillée. De fait, la Règle qu’il prépara et soumit à l’approbation de la baronne était très détaillée, très exigeante, et bien équilibrée. Adèle allait s’en servir pour se diriger durant tout le reste de sa vie. Or, en 1802, elle avait à peine treize ans.
Au début de l’année suivante, Adèle reçu le sacrement de confirmation des mains du nouvel évêque d’Agen, Jean Jacoupy. Elle se prépara à cet événement par une retraite de six semaines qu’elle fit dans une communauté de Carmélites fraîchement reconstituée, à Agen. A l’occasion de cette confirmation, l’évêque offrit un petit déjeuner, et c’est là qu’Adèle rencontra pour la première fois celle qui allait devenir à jamais sa meilleure amie, Jeanne Diché, qu’on appelait aussi Dicherette, et qui était son aînée de quatre ans.
L’association (1804-1814)
L’amitié grandit rapidement entre les deux jeunes jeunes filles, âgées respectivement de 14 et 18 ans, et leur amitié gagna bien vite leurs familles respectives. Dicherette visita Trenquelléon, rencontra M. Ducourneau et le choisit également pour son directeur spirituel. Les deux amies se souciaient grandement de leur relation à Dieu et voulaient avoir un guide sûr pour leur montrer le chemin. En 1804, c’est Ducourneau qui leur proposa de former une association de prière pour s’encourager mutuellement et se soutenir spirituellement. En outre, devenant de plus en plus consciente des obstacles graves qui se dressaient partout face à la vie chrétienne dans la France post-révolutionnaire, l’Association comme telle se consacra à une série d’œuvres ayant pour but la rechristianisation du peuple.
Ce qu’il ne faut cesser de nous inculquer, c’est l’amour de Dieu.
(Lettre 1 à Agathe Diché, 02.02.1805.)
Cette association attira très vite trois des sœurs de Dicherette, plusieurs amis de Ducourneau et des connaissances d’Adèle, en particulier dans la ville de Condom, où elle allait régulièrement voir ses tantes. Avec le temps l’Association se développa et se répandit dans tout le sud-ouest de la France, une vaste région… Très vite, c’est Adèle qui en devint la responsable, grâce à sa forte personnalité, à sa maturité spirituelle, à son énergie, à son dévouement. En 1808, l’Association comptait soixante membres et près de deux cents en 1814.
A la même époque plusieurs événements très importants se produisirent dans la vie d’Adèle. En 1805, tout juste un an après la fondation de l’Association, Dicherette se maria à un jeune médecin. Ils eurent quatre enfants, des garçons, mais en 1812 Monsieur Belloc mourut victime d’une épidémie en soignant les malades. Le mariage de son amie marqua pour Adèle le début d’une correspondance suivie avec Agathe, sœur de Dicherette ; ces lettres sont pour nous la principale source d’informations sur les jeunes années de la vie d’Adèle. Adèle et Dicherette continuèrent à s’écrire chaque semaine ; ce fut cependant Agathe qui fut la personne-relais entre Adèle et les Associées d’Agen. Adèle avait craint à tort que Dicherette, désormais mariée, quitte l’Association et que leur amitié s’estompe, mais il n’en fut rien. En réalité, Dicherette resta membre active de l’Association jusqu’à la fin de sa vie.
Début 1807, Ducourneau accompagna le jeune Charles à Paris pour y poursuivre ses études. Ce fut une perte profondément ressentie par Adèle. A cette époque cependant, elle avait déjà fait connaissance avec le P. Jean Larribeau, jeune curé(44 ans) du bourg de Lompian, à deux heures de carrosse – une bonne quinzaine de kilomètres – , au nord-ouest de Feugarolles. De santé fragile mais d’une bonne culture, l’abbé Larribeau était fort apprécié par ses confrères et par son évêque pour sa vertu et son zèle. Il était aussi membre de la Congrégation de Bordeaux, fondée par Guillaume-Joseph Chaminade en 1800. Il fut affilié à l’Association et lui consacra dès lors beaucoup de temps et d’énergie, pour l’aider à se développer. Plus important encore : il devint le directeur spirituel d’Adèle. Après la baronne et Ducourneau, Larribeau fut la troisième personne qui eut la plus grand influence sur le progrès spirituel d’Adèle, dont il demeura le directeur spirituel jusqu’à sa mort, en 1828.
1808 marque une étape importante dans la vie d’Adèle. Elle avait dix-neuf ans. On fit au baron une offre de mariage très avantageux pour sa fille aînée. Le baron désirait une réponse favorable de sa part tandis que la mère d’Adèle s’efforçait de rester neutre. Pendant plusieurs semaines, Adèle demeura indécise, pesant le pour et le contre, demandant conseil à ses accompagnateurs spirituels et priant intensément pour arriver à connaître la volonté de Dieu. Finalement elle prit la décision de renoncer au mariage définitivement, comme elle le dira plus tard.
Quelques mois auparavant, par un concours de circonstances fortuit, Adèle avait été mise en contact avec le P. Guillaume-Joseph Chaminade, directeur de la Congrégation de l’Immaculée Conception à Bordeaux. Dès leurs premiers échanges de correspondance, il fut clair que Chaminade et Adèle étaient des âmes sœurs, malgré de nombreuses différences entre eux, comme l’âge – Chaminade avait 47 ans et Adèle, 19 -, la situation, l’éducation et les origines familiales, la culture… Tous deux avaient depuis longtemps centré leur vie sur Dieu et avaient décidé de consacrer leurs efforts et leurs talents à la restauration de la foi chrétienne dans une France d’abord dévastée par la Révolution et ensuite gênée par la politique de Napoléon à l’égard de l’Eglise.
Il faut nous faire saintes, à quelque prix que ce soit.
Implorons sans cesse l’assistance de la Sainte Vierge.
(Lettre 91, à Agathe Diché, 26.01.1809)
Le contact qu’elle eut avec le P. Chaminade fit faire à Adèle un grand pas en avant, aussi bien dans sa vie personnelle que sur le plan de son travail avec l’Association. Elle n’aurait jamais pu imaginer cela auparavant. L’Association intégra peu à peu la Congrégation, comme une de ses nouvelles sections. Il y avait certes toujours des différences notables entre les deux mais ce qu’elles avaient de commun était encore plus important. La Congrégation de Bordeaux était davantage adaptée à la ville ; ses membres pouvaient assez souvent se rencontrer en grands groupes. Tous les âges s’y retrouvaient, toutes les classes de la société, et des personnes des deux sexes. L’Association, par contre, se recrutait presque exclusivement dans la jeunesse féminine, et beaucoup de ses membres – pas tous cependant – appartenaient à l’aristocratie ou à de familles bourgeoises aisées. Dans les deux groupements, cependant, la Congrégation comme l’Association, les jeunes trouvaient un soutien efficace pour leur progrès spirituel personnel. Les deux s’étaient engagés dans l’éducation scolaire, l’instruction religieuse, et un grand nombre d’œuvres de miséricorde.
Le « Cher Projet » (1814-1816)
Aussi bien dans l’Association que dans la Congrégation il y avait beaucoup de membres qui aspiraient à embrasser une forme de vie religieuse. A partir de 1814, cette tendance s’afficha clairement. Dans la France napoléonienne, les anciens ordres religieux étaient toujours dans l’illégalité, même si, en fait, beaucoup de communautés s’étaient reconstituées. De nombreuses formes nouvelles de vie religieuse s’efforçaient de répondre aux nouveaux besoins et aux nouvelles conditions de la société, bien que jusqu’alors ni l’Eglise ni l’Etat n’eussent encore reconnu de nouveaux Instituts religieux.
Redoutant de nouvelles persécutions, surtout dans les dernières années du règne de Napoléon, Chaminade expérimenta diverses formes de “ vie religieuse dans le monde ”, avec des personnes qui prononçaient des vœux privés tout en continuant à porter les habits des “ gens du siècle ” et à vaquer à leurs occupations profanes. La Congrégation comptait un assez grand nombre de ces consacrés. Cependant, assez rapidement le désir de s’engager totalement dans la “ mission de Marie ” en poussa un certain nombre à parler d’une forme de vie qui impliquerait la vie communautaire et l’abandon de leurs occupations profanes.
Ne cherchons que la gloire de Dieu.
N’ayons d’autre désir que de Lui plaire et de nous sauver.
(Lettre 283, à Melle Amélie de Rissan, 06.07.1814)
Des aspirations semblables s’exprimèrent dans l’Association, et en 1814 plusieurs jeunes filles décidèrent de joindre leur destinée à celle d’Adèle et de former ensemble une nouvelle congrégation religieuse. Cette communauté religieuse, que ses membres appelaient “ le cher projet ”, devait garder le rythme de prière et d’apostolat qui caractérisait l’Association jusque-là ; cependant, les membres de la communauté pourraient se consacrer pleinement à leur mission, libres de tout engagement profane envers une famille ou un métier. Adèle partagea avec enthousiasme cette aspiration à la vie religieuse ; elle voyait dans ce “ Cher Projet ” une chance de réaliser à la fois deux choses qu’elle aimait particulièrement : une vie de solitude et de prière comme au Carmel et de dévouement à l’égard des pauvres et des illettrés, dont sa sainte mère lui avait donné très tôt un excellent exemple.
Adèle avait atteint l’âge de vingt-cinq ans. Elle avait dirigé l’Association pendant dix ans et suivi sa croissance, tant en nombre qu’en qualité. Elle lui avait donné une direction entraînante et enjouée et avait entraîné beaucoup de jeunes filles par son exemple. Son emploi du temps journalier comportait la prière, le service des pauvres, l’éducation primaire, et le soin de son père, que gagnait la paralysie. Adèle visitait aussi d’autres malades et les soignait ; elle donnait des leçons de catéchisme aux enfants des environs et aux employés du château ; elle ouvrit une école dans la demeure familiale ; elle éleva aussi des porcs pour payer le séminaire à un jeune que l’Association avait adopté. Elle accueillait des orphelins et leur trouvait des familles d’accueil et des emplois. Ses revenus personnels passaient presque entièrement dans le service de ses pauvres. Adèle ne gardait rien pour elle ; il lui arriva même de donner spontanément ses chaussures à une femme dans le besoin.
La jeune fille s’habillait simplement et réussit à persuader son père qu’elle ne désirait pas vraiment qu’il fasse de grosses dépenses en habits délicats. Les cadeaux qu’elle préférait recevoir de lui c’étaient des livres de spiritualité, du papier et des plumes pour sa grosse correspondance, ou des choses qu’elle pourrait ensuite donner à ses pauvres. Elle décida de renoncer à la coutume des milieux aristocratiques consistant à échanger des cadeaux coûteux entre amis et de consacrer plutôt cet argent à aider les moins favorisés.
Adèle et ses compagnes étaient impatientes de voir aboutir leur projet de fondation religieuse. Cependant, il y eut des problèmes. Le P. Chaminade avançait très lentement, redoutant quelque revirement politique ; sa propre Congrégation n’avait-elle pas été supprimée en 1809 sur ordre personnel de Napoléon, qui craignait qu’elle fût impliquée dans l’opposition politique ? Adèle, de son côté, ne pouvait pas quitter le château tant que son père était si malade. Et puis, une nouvelle fondation demandait de l’argent or elle n’avait que des revenus relativement maigres. Plusieurs de ses compagnes firent barrer leur nom sur la liste des éventuelles religieuses, certaines étant lasses d’attendre, la plupart des autres, pour des raisons familiales.
L’Institut (1816-820)
Napoléon est battu à Waterloo et le même jour meurt le baron de Batz : l’horizon se dégage pour Adèle et lui permet désormais d’envisager sérieusement la fondation d’un nouvel institut religieux – la première congrégation féminine jamais fondée à Agen, malgré la longue histoire religieuse de la ville, remontant à 250 après Jésus-Christ. De grand matin, le 25 mai 1816, elle quitta le château ancestral, avec trois compagnes, et partit à pied sur les bords de la Garonne pour s’embarquer à destination d’Agen. Là elle se rendit aux appartements loués dans “ Le Refuge ”, un ancien couvent devenu propriété de la ville, et elle y trouva deux autres de ses nouvelles sœurs.
Melle de Lamourous, la plus proche collaboratrice du P. Chaminade à Bordeaux, vint initier la communauté à son nouveau mode de vie. Le P. Chaminade en personne arriva deux mois plus tard – c’était le premier face à face entre lui et Adèle – et la fondation fut accomplie.
Ayez confiance dans le bon Dieu et dans la protection de la Sainte Vierge, notre puissante Mère.
(Lettre 322, à Melle Lolotte de Lachapelle, 17.07.1817)
Les débuts furent rudes et la première année se révéla comme une année test pour la nouvelle communauté. Le P. Chaminade et Mgr Jacoupy, l’évêque d’Agen, avaient chacun une façon propre de considérer la nature de ce nouvel essai de vie religieuse. L’évêque désirait un groupe de femmes qui auraient continué dans son diocèse le même travail qu’avaient accompli les Associées, c’est-à-dire visiter les malades, instruire les pauvres, faire la catéchèse, ramener à l’Eglise les gens en recherche, les égarés, voire les ennemis de la religion. Il les voulait libres de circuler dans sa ville et comptait sur elles pour restaurer toutes les œuvres que l’Eglise assumait avant la Révolution. Par-dessus tout, il attendait d’elles qu’elles ouvrent une école gratuite pour les pauvres.
Le P. Chaminade, quant à lui, avait des vues plus larges et plus profondes. Il envisageait une communauté de congréganistes entièrement consacrées à la mission de la Congrégation, autrement dit : à “ la mission de Marie ”. Ces nouvelles religieuses devaient être, selon lui, des “ congréganistes religieuses ”, qui devaient travailler à propager la mission de Marie en France et au-delà de ses frontières ; mais elles devaient être en même temps de “ vraies religieuses ”, ce qui voulait dire, selon le droit canonique de l’époque, qu’elles devraient être des religieuses menant leur vie communautaire derrière la clôture, sous l’autorité d’une supérieure, et qu’elles prononceraient des vœux perpétuels. Ce dernier point devint un sujet de discorde entre le P. Chaminade et Mgr Jacoupy. Le P. Chaminade insistait sur la nécessité de la clôture (les sœurs devaient être de vraies religieuses) ; Mgr Jacoupy refusait catégoriquement.
Tiraillée entre, d’une part, son sens de l’obéissance à son évêque et son propre zèle apostolique et, d’autre part, son profond respect pour la sainteté et la sagesse du P. Chaminade, Adèle vécut des semaines difficiles, à prier et à s’exercer à la volonté de Dieu. En attendant, avec ses sœurs, elle se consacra à la vie communautaire, à une prière intense, et à une série d’œuvres qu’elles pouvaient réaliser à l’intérieur de la clôture, ou dans les alentours proches. Elles portaient toujours leurs habits séculiers parce que l’évêque ne leur permettait pas encore de porter un habit religieux. La communauté grandit rapidement, à mesure que d’autres Associées la rejoignaient et que quelques congréganistes féminines de Bordeaux remontaient la Garonne pour se rendre sur le lieu de la nouvelle fondation.
Vers Noël 1816 elles purent enfin revêtir leur habit religieux. Peu après, le P. Chaminade s’entendit avec l’évêque pour accorder leurs points de vue et trouvèrent un compromis qui préservait le meilleur des positions respectives. Le nouvel ordre permettrait à une sœur, sur ordre de sa supérieure, de sortir provisoirement de la clôture pour une mission précise – comme les bonnes œuvres dans Agen. Le P. Chaminade fit le voyage d’Agen au mois de juillet suivant pour prêcher la retraite aux sœurs et présider la première profession des vœux. Il donna aussi aux sœurs une série de conférences sur l’esprit de leur nouveau mode de vie et prodigua ses conseils à Adèle pour sa mission de supérieure, sous le nom de Mère Marie de la Conception.
Oh ! mon Dieu, mon cœur est trop petit pour Vous aimer,
mais il Vous fera aimer de tant de cœurs, que l’amour
de tous ces cœurs suppléera à la faiblesse du mien.
(Lettre 325, à Melle Mélanie Figarol, 04.05.1818)
Sous sa conduite ferme, les sœurs – désormais Filles de Marie – entreprirent un grand nombre d’œuvres diverses, particulièrement en faveur des pauvres et des nécessiteux. Cependant leur première œuvre demeura le développement et l’accompagnement de la Congrégation (Association des jeunes filles), que l’évêque d’Agen avait reconnue officiellement et dont il encourageait le développement dans toutes les parties de son diocèse. S’occuper directement des nombreux groupes de la Congrégation se réunissant au couvent ne suffisait pas à Adèle : elle poursuivait également son apostolat de la correspondance, comme autrefois, écrivant aux nombreuses amies qu’elle comptait dans les rangs de la Congrégation, leur prodiguant ses encouragements et les dirigeant dans leurs efforts.
Adèle favorisa le développement de la Congrégation même dans des régions que n’avait pas encore atteintes l’Association. Elle entra ainsi en contact épistolaire, en 1819, avec une autre fondatrice, Emilie de Rodat, la pressant de lancer la Congrégation chez elle, à Villefranche de Rouergue, une ville située à l’est d’Agen. Cette correspondance amena les deux femmes à tenter la fusion de leurs deux instituts, mais ce projet n’aboutit pas. Les sœurs d’Emilie, Sœurs de la Sainte Famille, craignaient de devoir partir dans d’autres maisons que la leur et d’être coupées de la direction immédiate de leur fondatrice.
Ces premières années comportèrent leur lot de souffrances. Outre la pauvreté de leur maison, les sœurs eurent à souffrir de fréquentes et durables maladies, dues, pour une large part à l’insalubrité de l’environnement du couvent. Au cours des douze années séparant la fondation de la mort d’Adèle elle-même, dix sœurs moururent ; beaucoup d’autres traînèrent pendant des années des santés fragiles. Les problèmes d’ordre psychologique et sentimental ne manquèrent pas non plus. Ce furent probablement les années les plus dures qu’Adèle eût à vivre : elle apprit sur le terrain à traiter toutes sortes de situations humaines. De Bordeaux, le P. Chaminade continuait à la diriger et à l’encourager, mais elle eut avant tout à démêler des problèmes financiers, à résoudre des conflits de personnes, à faire face à des maladies mentales, à des délabrements physiques, à la mort.
La vie est dans la Croix, le salut est dans la Croix !
(Lettre 435, à Mère Thérèse Yannash, 28.05.1821)
Assez rapidement les Filles de Marie franchirent les limites de leur première fondation. De nouveaux couvents furent fondés l’un après l’autre : à Tonneins en 1820 – à une quarantaine de kilomètres en aval d’Agen -, à Condom en 1824, où les sœurs de la baronne avaient leur école ; à Arbois en 1926, à plus de sept-cents kilomètres, dans le nord-est de la France. Adèle accompagnait chaque fois celles qui partaient pour une nouvelle fondation, sauf dans le cas d’Arbois ; elle n’avait déjà plus assez de santé elle-même.
Les dernières années d’Adèle (1820-1828)
A vingt ans, Adèle avait été si malade qu’on avait craint pour sa vie. La même chose se produisit quand elle eut trente ans, pendant l’hiver 1819-1820. Il semble qu’elle ne s’en soit jamais tout à fait remise. Quelques mois plus tôt, la sœur Elisabeth est morte de tuberculose à 19 ans, et très probablement le mal s’est propagé rapidement à toute la communauté. Au moment de la fondation d’Arbois, Adèle trouve à peine la force de faire le voyage de Bordeaux pour préparer les sœurs destinés à la nouvelle fondation. Elle revient à Agen dans un état d’épuisement extrême.
Les deux dernières années de sa vie, Adèle ne peut presque plus rien manger. Son médecin, le P. Chaminade et les sœurs comprennent tous que ses jours sont comptés. Adèle aussi en est consciente et elle pressent que la retraite de 1827 sera la dernière pour elle.
En octobre elle rédige ses dernières volontés, un simple texte manuscrit de deux pages. Elle laisse pratiquement toute sa fortune personnelle à quatre sœurs, étant donné que l’Institut n’a pas encore de reconnaissance légale et ne peut donc pas recevoir de legs. Elle réserve une petite somme aux pauvres de Feugarolles. Quand arrive la fête de l’Epiphanie, le 6 janvier 1828, jour anniversaire de sa première communion à Saint-Sébastien, tout le monde comprend que la fin est proche. Les sœurs se relayent pour la veiller. Sa chère amie Dicherette ne la quitte pas. Le soir du 8 janvier, il semble qu’elle a une vision de Notre-Dame. La nuit suivante, vers une heure du matin, le 10 janvier, elle s’exclame soudain : “ Hosanna au Fils de David ! ” et elle expire. Elle avait trente-huit ans et sept mois.
Depuis sa petite enfance, comme en a témoigné sa mère, Adèle a été une personne bénie de Dieu. Sa mère lui avait appris à aimer Dieu et le peuple de Dieu, en particulier les pauvres et les nécessiteux. Elle a toujours mis au service des autres les avantages que lui donnait son origine aristocratique. Elle s’employait à discipliner le dynamisme et la vivacité de sa personnalité pour les soumettre à la volonté de Dieu, pour manifester l’amour de Dieu et pour en entraîner d’autres à servir, car tel était l’objectif essentiel de sa propre vie. Sa croissance spirituelle fut rapide, énergique, décidée ; sa vie spirituelle était équilibrée, gaie, profondément centrée en Notre-Seigneur. Elle aimait et son seul regret était de ne pas pouvoir aimer davantage. Elle se plaignait à Dieu d’avoir eu la grâce d’une si profonde compassion à l’égard des pauvres et des nécessiteux mais de n’avoir pas reçu assez de moyens pour les aider tous.
Pour ses sœurs, elle était à la fois une mère, une supérieure, un guide, une compagne, un exemple – pour elles comme pour beaucoup d’autres, c’était la Chère Adèle ! Tous gardèrent le souvenir de sa force spirituelle, de sa détermination, de son indéfectible attachement à la volonté de Dieu. Après la mort d’Adèle, la baronne écrivit au P. Chaminade : “ je savais bien, Révérend Père, quel chagrin nous causerait à tous deux la mort de notre fille, à vous comme à son père spirituel, à moi comme à sa mère dans l’ordre de la nature. Nous pensions tous les deux qu’elle aurait pu être encore bien utile sur terre pour l’œuvre de Dieu. Mais le Seigneur en a jugé autrement et si elle est déjà dans le sein de Dieu, ou y sera tout prochainement, elle sera une protectrice pleine de zèle pour nous. D’ailleurs, elle l’a déjà été sur terre avant de nous quitter. ”
L’héritage d’Adèle
On peut dire de nos jours ce que nous disions des jours d’Adèle : c’est le meilleur et en même temps le pire des moments de l’histoire ; et aujourd’hui encore, à travers ses filles et ses fils spirituels de la Famille Marianiste, on peut dire qu’Adèle continue à être mise au monde, à être appelée par Dieu, et à répondre à cet appel par une vie toute de consécration, de service, et surtout d’amour. Elle continue à vivre et à œuvrer dans l’Institut qu’elle a fondé et qui maintient vivante sa présence parmi nous aujourd’hui.
Avec ceux qui réfléchissent sur sa vie et qui en tirent des leçons pour le monde présent, nous proposons quelques éléments de cette vie qui nous paraissent particulièrement importants et d’actualité.
Adèle est née dans un milieu aisé de l’aristocratie. Elle aurait pu se contenter de goûter ‘la belle vie’ de son temps, faire un mariage avantageux et chouchouter sa propre famille. Or elle ne choisit rien de tout cela. A l’exemple de sa mère, qui fut aussi son éducatrice, elle préféra partager le sort des pauvres. Elle était capable de vibrer au sort des misérables et des marginaux de son temps. Elle s’identifiait en quelque sorte à eux ; en fait, la pauvreté comprise dans un sens chrétien, elle la choisit. Elle n’était pas pauvre par nécessité, ni par suite de circonstances défavorable ni à cause de l’injustice sociale ; elle fut pauvre par choix personnel et par amour pour les autres. Elle n’était pas devenue pauvre comme l’étaient les pauvres de son temps, les rejoignant dans leur déchéance ou partageant leur misérable mode de vie ; par contre, jamais l’orgueil ne l’a fait rougir d’être trouvée au milieu des pauvres, de partager leurs problèmes, de les aider à en sortir. Du point de vue des dispositions intérieures, Adèle était peut-être la plus pauvre de tous, ne cherchant rien, n’ayant besoin de rien, à part l’amour de son Dieu.
Adèle a admirablement réussi à intégrer ces éléments de la vie chrétienne que, pour notre part, nous avons souvent du mal à faire tenir ensemble. Sa vie a été centrée sur Dieu d’une manière indéniable, résolue, énergique, généreuse, fervente… Peu d’existences sont aussi totalement que la sienne consacrées au service des autres : de sa famille, des pauvres, de l’Association, et finalement, de l’Institut des Filles de Marie.
Adèle passait avec une aisance et une simplicité surprenantes de la transcendance à l’immanence, de l’oraison la plus hautement contemplative aux problèmes les plus prosaïques de la vie quotidienne. On ne trouve pas chez elle ces fausses oppositions (ni les ou bien – ou bien qui en résultent) auxquelles nous nous heurtons si souvent lorsque nous essayons de maîtriser tous les changements qui surviennent dans notre vie. Elle embrassait les deux termes de l’alternative, laissant à Dieu le soin de donner sens à l’ensemble. Elle vivait jour après jour son quotidien, comme si rien ne comptait davantage que le présent ; pourtant elle savait que le quotidien était la part la moindre de sa vie.
Personne ne fera son salut pour vous ; chacun y est pour soi dans une affaire de cette importance, et on risque beaucoup son salut si on ne correspond pas à sa vocation.
(Lettre 382, à Melle Lolotte de Lachapelle, 21.10.1818)
Adèle avait appris très jeune à se débrouiller toute seule, à réfléchir par elle-même, à prendre des décisions personnelles. Aussi bien la fillette posant des questions sur l’orthodoxie de tel prédicateur, que la jeune femme choisissant de refuser un bon mariage arrangé par son père, ou encore la dame placée à la tête d’un large réseau de renouveau chrétien : elle savait ce qu’elle voulait et décidait en conséquence. En même temps, elle a su se montrer obéissante à l’égard des autorités constituées de son temps ; elle suivait en toute simplicité les conseils de son directeur spirituel et elle était toujours disposée à tirer de bonnes leçons de ses erreurs. Indépendante dans sa pensée et dans son action, elle savait cependant partager sa vie dans le cadre étroit de la vie et des objectifs communautaires qui caractérisaient les instituts religieux de son temps. Avec sa personnalité, Adèle n’avait rien à craindre de la communauté ou des pressions du groupe. Elle savait obéir, se soumettre et adapter sa vie même aux plus petits désirs des autres, précisément parce qu’elle n’y était pas contrainte mais qu’elle avait librement choisi de se comporter de la sorte.
Pourtant Adèle prenait la vie très au sérieux. Etant donné les circonstances de sa naissance et de son existence, elle avait parfaitement conscience de la fragilité de l’existence humaine, de la brièveté de la vie, de l’omniprésence de la mort. Il n’y avait pourtant en elle ni tristesse, ni découragement, ni abattement, ni défaitisme et elle ne capitulait pas devant les côtés les plus sombres de l’existence humaine. Adèle était gaie, de bonne humeur, exubérante, pleine de vivacité, depuis les caprices de sa petite enfance jusqu’au dernier cri de gloire à l’heure de sa mort : “ hosanna au Fils de David ! ” Elle a vécu au cœur de notre monde, avec tout ce qu’il comporte de sordide et de mesquin. Rien de tout cela ne semblait pouvoir la souiller ; on peut dire qu’elle a su élever au-dessus, le coin de terre qu’elle occupait.
Adèle n’a pas cherché à être un modèle pour qui que ce soit. Sa seule préoccupation était de faire la volonté de son Dieu tout-aimant. Ce faisant, à la manière de la Mère de Jésus, dix-huit cents ans plus tôt, elle permettait à Dieu de faire de grandes choses en elle. Sa vie, son œuvre, ses idées et son idéal surtout peuvent encore nous inspirer aujourd’hui.
Hosanna au Fils de David !
Les Filles de Marie aujourd’hui
(écrit en 1991. NDT)
Notre histoire commune débute avec les fondateurs de la famille marianiste : Adèle de Batz de Trenquelléon, Guillaume-Joseph Chaminade et Marie-Thérèse de Lamourous. Tous trois ont vécu sous la Révolution Française et ont été témoins de la destruction du christianisme et de la ruine des structures de l’Eglise. Ils ont été poussés à faire renaître dans l’Eglise l’esprit et la foi des premiers chrétiens, en formant des communautés de chrétiens laïcs axées sur le service, y voyant le meilleur moyen de rechristianiser la France. On appelait ce mouvement la Congrégation. C’étaient des frères, des amis…
Les groupes de la Congrégation se multiplièrent et finalement plusieurs de leurs membres, des deux sexes, formèrent le noyau de deux Congrégations religieuses. Les Filles de Marie – appelées aujourd’hui Sœur Marianistes – furent fondées en 1816. La Société de Marie (SM), constituée de religieux frères et de religieux prêtres, fut fondée en 1817.
On peut dire que le monde d’aujourd’hui connaît sensiblement les mêmes besoins. A l’exemple d’Adèle fondant une Association de jeunes filles et se dévouant auprès des pauvres, surtout des femmes, les Filles de Marie s’efforcent aujourd’hui de transformer la société en formant des communautés de foi.
Notre don
Au centre du charisme marianiste, la communauté et la prière contemplative constituent nos moyens prioritaires pour amener les personnes à mettre leur foi en Jésus. Nous mettons l’accent sur la vie de communauté comme source de force pour les individus et d’encouragement mutuel dans le travail apostolique ; nous cherchons également à former une communauté apostolique avec ceux que nous servons. Les Sœurs marianistes cherchent à devenir des femmes de foi et, à l’exemple de Marie, à développer les qualités des vrais disciples de Jésus :
- L’hospitalité,
- La justice,
- La simplicité,
- L’attention à Dieu,
- Le partage des expériences de foi,
- La responsabilité partagée…
Les Filles de Marie Immaculée, (Sœurs Marianistes), sont présentes aujourd’hui en France, en Espagne, en Italie, au Japon, en Corée, en Inde, aux Etats-Unis, en Afrique, en Amérique Latine… Elles se dépensent au service de la mission que Jésus a confiée à son Eglise : annoncer à tous les peuples la Bonne Nouvelle (cf. Règle de vie, 1.64). Elles le font de bien des manières diverses, notamment l’éducation scolaire, la catéchèse, le service pastoral dans les paroisses, l’engagement dans des communautés de foi, la pastorale des étudiants, le service des personnes âgées, les retraites…
Joseph Stefanelli, SM
NACMS, Dayton OH, 1999
Traduction française Robert Witwicki Bordeaux 2004