Homélie de Mgr Vanel

Homélie de Mgr Vanel

Prononcée au cours de la célébration eucharistique du 25 mai 1989 dans la chapelle de la Roseraie à Auch

Mes chères sœurs, mes chers amis,

La page d’Evangile que nous venons d’entendre se termine par cette parole de Saint Jean : « tel fut le premier des signes que Jésus accomplit ».

Les miracles de Jésus sont des signes, c’est-à-dire des gestes visibles qui nous montrent l’invisible, des gestes matériels dont la portée est spirituelle. Le vin qui vient à manquer au cours d’un repas de noces, alors qu’il aurait dû couler à profusion, est le signe d’une autre carence.

Au moment où Jésus inaugure sa mission, son peuple est dans l’attente et il ne voit rien venir. Il commence à céder à la lassitude. Depuis longtemps, aucun prophète ne s’est levé pour ranimer son espérance. Il n’a, pour soutenir sa foi, qu’une religion devenue formaliste, alourdie par de multiples préceptes édictés par les pharisiens et qui pèsent de tout leur poids sur ses épaules.

Quelques semaines plus tard, Jésus viendra pleurer sur Jérusalem, « j’ai pitié de cette foule, car ils sont comme des brebis sans pasteur ».

Aujourd’hui encore, chers amis, dans notre monde séduit pas la puissance, assoiffé de confort, si peu attentif à la misère d’un grand nombre d’hommes, nous comprenons le cri de Marie à son Fils : « Ils n’ont plus de vin. »

N’est-ce pas le rôle de l’Eglise, comme Marie à Cana, d’être attentive aux besoins des hommes et à leurs souffrances, de vivre avec eux leur attente ? Leur attente de voir apparaître autre chose, de voir surgir au milieu d’eux un signe de justice et de libération.

Avec les pauvres

Chers amis, en célébrant aujourd’hui le bicentenaire de la naissance de Vénérable Mère Adèle de Trenquelléon, fondatrice de la Congrégation des Filles de Marie, nous célébrons une femme qui avait compris le visage de l’Eglise.

Ce visage qui, 150 ans plus tard, sera remis en lumière par le deuxième Concile du Vatican, image du Christ serviteur, l’Eglise sera servante des hommes et servante des pauvres.

Dès son plus jeune âge, Adèle se laisse attirer par les détresses qui l’entourent. Les pauvres sont nombreux. Elle les invite au château de ses parents. Elle les sert elle-même à table, car, pour elle, la charité commence par le respect. Elle ira même jusqu’à leur distribuer un substantiel héritage qu’elle a reçu de sa tante. Elle voit aussi, dans les campagnes, des enfants sans instruction et sans catéchisme. Elle fonde une école et lui consacre tout son temps, explosant de joie quand elle voit arriver ses jeunes élèves. Plus tard, elle ira soigner son vieux père devenu paralytique, l’entourant de toute sa bonté. Quelle leçon d’actualité pour les grands enfants, dont les parents vieillissent, aux prises souvent avec une des formes les plus douloureuses de la pauvreté, celle de la solitude.

Adèle de Trenquelléon, fille de l’Eglise et servante des pauvres

A tous ces délaissés dont elle se fait si proche, elle a l’audace de parler de Dieu. Chez les uns, elle éveille la foi. Chez les autres, elle la réveille. L’évêque Saint Irénée avait eu cette parole bien connue : « la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ». Mais il ajoutait aussitôt : « la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu ».

Le service des pauvres n’était pas, pour Adèle, le moyen de récupérer leurs âmes. Il faisait partie d’un tout cohérent. Il devait aller jusqu’au bout de lui-même, à ce niveau de profondeur où la libération humaine devient le signe d’une autre libération, la libération en Jésus Christ.

Tel demeure, aujourd’hui comme hier, le projet de Dieu sur le monde, dont l’Eglise est le sacrement, c’est-à-dire le signe efficace. Pour nécessaires que soient les délais, les étapes et la patience d’une pédagogie de la foi, les fils de l’Eglise doivent toujours demeurer aimantés vers l’annonce de Jésus Christ sauveur.

Plus nombreux qu’on ne le pense, les hommes et les femmes de notre temps qui attendent qu’on leur parle de Dieu et qui pourraient dire avec bonheur, après nous avoir quitté : « Dieu était là et je ne le savais pas. »

Avec l’Esprit Saint

Adèle de Trenquelléon savait bien que Dieu était là. Depuis sa plus tendre enfance, la prière était devenue son pain quotidien. A l’âge de 12 ans, elle voulait déjà entrer au Carmel. On la dissuade en raison de son âge. Qu’importe puisque Dieu est là. Sa vie spirituelle et sa charité fraternelle ne sont pas deux voies parallèles. Il y a entre elles le rapport de la rivière à la source qui l’engendre.

Ce n’est pas sans raison qu’elle tient à commémorer chaque année le souvenir de sa Confirmation. Elle sait bien ce que l’Esprit Saint vient mettre dans le cœur d’un homme qui le reçoit et qui l’accueille.

« Esprit de sagesse et d’intelligence
Esprit de conseil et de force
Esprit de connaissance et d’affection filiale. »

Certains groupes de chrétiens se donnent à eux-mêmes l’appellation de « charismatiques ». Mais c’est toute l’Eglise qui est charismatique. Ce sont tous les baptisés confirmés qui sont charismatiques, pourvu qu’ils demeurent attentifs aux pulsions intérieures de l’Esprit, garanties par le sens de l’Eglise.

L’Esprit Saint ne nous donne certes pas l’intelligence des surdoués. Il nous donne beaucoup plus. Il nous donne l’intelligence de Dieu.

Il nous fait voir avec le regard de Dieu.
Il nous fait agir avec le souffle de Dieu.
Il nous fait aimer comme Dieu nous aime.

Que de détresses humaines s’effaceraient d’elles-mêmes, dans le monde, dans nos communautés, et dans nos familles, si tous les chrétiens se mettaient délibérément à l’écoute de l’Esprit Saint qu’un jour ils ont reçu.

Dans l’étape actuelle de l’Eglise, si merveilleusement fécondée par le dernier Concile, les pasteurs unanimes veulent donner aux sacrements de l’Eglise, et particulièrement à la Confirmation, toute leur valeur et tout leur sérieux. Soucieux de leur préparation et de leur prolongement, ils veulent, avec un immense dévouement, former de vrais témoins de Jésus Christ.

Que Mère Adèle les accompagne sur le chemin de la rencontre pastorale. Qu’elle nous aide à ouvrir les cœurs à la joie de l’Evangile. Qu’elle nous aide à les éveiller à leur vocation baptismale. N’ayons pas peur de dire aussi que le Seigneur continue d’appeler des jeunes à un plus grand amour, pour en faire les pasteurs de son Eglise ou les témoins privilégiés de sa Sainteté dans la vie religieuse qui demeure, aujourd’hui comme hier, une lumière sur la route des hommes.

Avec les autres

La fondatrice des « Filles de Marie » savait aussi qu’un chrétien n’est pas un être solitaire. La grâce exceptionnelle qu’elle a reçue, elle entreprend de la partager avec d’autres.

Sur l’avis de son conseiller spirituel, elle fonde une association qu’elle appellera joliment « la Petite Société ».

Le but avoué de l’opération ne ferait pas courir grand monde aujourd’hui. Il s’agissait simplement de se préparer à la bonne mort. Nous pourrions en sourire si nous ne savions pas qu’à ce moment-là la mort frappait beaucoup parmi les jeunes. Du reste, c’est moins la mort qui la motive que le souci de bien employer le temps présent et d’en faire un temps de splendeur, rempli d’amour pour Dieu et pour les autres.

La correspondance va bon train entre les nouvelles associées. Adèle écrit beaucoup. On se passe ses lettres de la main à la main. Et aussi spontanément que nous dirions aujourd’hui : « Comment va la santé ? », elle écrit : « Comment va la ferveur ? S’est-elle ralentie ? S’est-elle augmentée depuis notre dernière communion ? »

Sous ce langage quelque peu archaïque, reconnaissons l’actualité de la jeune Adèle.

Jean-Paul II vient de nous écrire, lui aussi, une longue lettre sur les laïcs fidèles du Christ dans la mission de l’Eglise. Au paragraphe n°29, il déclare : « Que les fidèles laïcs se regroupent pour des motifs spirituels et apostoliques, c’est l’expression de la nature sociale de la personne, et la réponse à un besoin d’efficacité plus vaste et plus mordante… »

Et d’ajouter : « La transformation du milieu et de la société ne peut s’obtenir que par le travail, non pas tant d’individus isolés que d’un sujet social, c’est-à-dire d’un groupe, d’une communauté, d’une association ou d’un mouvement. »

Et d’ajouter enfin : « Mais il y a une raison plus profonde, une raison ecclésiologique, qui voit dans l’apostolat associé un signe de la communion et de l’unité de l’Eglise dans le Christ. »

Actualité d’Adèle de Trenquelléon qui l’associe à toutes les communautés que nous formons : communautés religieuses, équipes sacerdotales, communautés paroissiales.

Actualité d’Adèle qui l’associe particulièrement aujourd’hui à tous les mouvements qui sont nés au cours de notre siècle : mouvements de l’Action Catholique spécialisée, mouvements d’éducation chrétienne, groupes de prière.

Communautés qui veulent donner à notre Eglise la signifiance et la visibilité que le Christ a voulues pour elle quand il disait à ses disciples : « On n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau. On la met sur le candélabre pour qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison… Vous êtes la lumière du monde. »

Avec Marie

Mon propos serait incomplet s’il ne soulignait pas maintenant la piété mariale de Vénérable Mère Adèle et la consécration de ses sœurs à la Vierge Marie. C’est auprès du Père Chaminade qu’elle en découvre la richesse.

Le mystère de l’Annonciation n’est pas, pour Adèle, un acte de simple obéissance. Marie, première née de la Création nouvelle après son Fils Jésus, nous apprend que l’homme dépasse l’homme. Il n’est à lui-même ni son origine ni sa fin. Il vient de Dieu pour aller vers Dieu.

Saint Paul pourra écrire aux chrétiens de Rome : « Aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même. Si nous vivons pour le Seigneur. »

L’homme se reçoit de Dieu pour Le rejoindre, comme l’Eglise se reçoit de Jésus-Christ pour attendre son retour.

« C’est n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis ». La réponse de la Vierge au message de Dieu est un acte de reconnaissance. Elle reconnaît la prévenance de Dieu qui est sa source et qui sera son terme. Aussi, elle remet toute sa vie entre ses mains : c’est le sens profond de sa réponse : « Je suis la servante du Seigneur. Qu’il me soit fait selon ta parole ».

Comme nous aurions à le méditer souvent ce mystère de l’Annonciation, dans un monde où l’homme se donne l’illusion d’être à lui-même sa propre création, et sa propre suffisance.

Comme nous aurions à le méditer aussi quand la tentation nous guette de vouloir bâtir nous-mêmes l’Eglise de Jésus-Christ avec nos idées propres, pour ne pas dire nos idéologies, si souvent divergentes et si souvent séparatrices.

Prier Marie, c’est marcher avec Elle et comme Elle, entièrement donnée, entièrement livrée, les mains toujours ouvertes. Seule la voie de l’oblation conduit l’homme vers la plénitude de sa réussite humaine, qu’en termes chrétiens nous appelons « la gloire de Dieu ».

Hors de cette voie, l’homme n’est plus qu’une perturbation inutile. Le grand saint Augustin l’avait bien compris, lorsque sur ses vieux jours, il faisait monter vers Dieu cette prière, souvent citée : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est dans l’inquiétude jusqu’à ce qu’il repose en toi ».

Nous sommes bien loin d’une petite dévotion étriquée et dérisoire. Nous sommes sur la voie royale de l’amour, image de la communion trinitaire, sur laquelle déjà se dessine en filigrane l’image du monde à venir. « Faites tout ce qu’il vous dira », déclare marie à cana. Il n’y a dans cette parole aucune différence avec celle de l’Annonciation : « Qu’il me soit fait selon ta parole ».

C’est le même acte de reconnaissance, le même acte d’abandon. Il est symbole par les mains ouvertes dans lesquelles le Seigneur répand à profusion les richesses messianiques, comme Il avait rempli de vin nouveau les cruches de Cana.

Et ces richesses messianiques, Il nous les donne pour les donner en partage. La spiritualité mariale de sœur Adèle est une spiritualité missionnaire : elle écrit un jour à ses novices : « sortez de votre retraite avec le zèle et le courage de Saint Pierre. Allez jeter vos filets de l’amour divin dans tous les lieux où la Providence vous enverra… Une fille de Marie étend ses vues sur celles de Dieu. Son cœur embrasse l’univers ».

Tel est, à grands traits, le visage de Mère Adèle de Trenquelléon, fondatrice de la Congrégation de Filles de Marie. Visage de la lumière pour aujourd’hui comme pour hier : dans une Eglise qui se renouvelle chaque jour, l’essentiel demeure immuable : l’amour préférentiel des pauvres qui est celui de Jésus-Christ ; la prière qui nous reconduit chaque jour à la Source ; l’Esprit-Saint qui nous donne l’intelligence de Dieu et qui inspire à l’Eglise son souffle missionnaire, le sens communautaire, signe visible de l’Amour trinitaire, l’affection filiale de Marie, Mère de l’Eglise et modèle de la Foi.

Bienheureux message de Mère Adèle que nous recevons, en célébrant le Bicentenaire de sa naissance. Bienheureux message que vous accueillez, vous aussi, mes chères sœurs, dans cette maison de la Roseraie, où vous abritez nos personnes âgées au sein de votre communauté. A travers la vie active du service, comme à travers l’inaction de vos vieux jours, gardez toujours la ferveur de votre Vénérable Fondatrice.

Comme elle est proche de nous, cette femme de chez nous, née il y a 200ans, sur les bords de la Baïse, fondant ses premières communautés dans notre région, mourant à Agen le 10 janvier 1828, après avoir murmuré dans son agonie : « Tout ce que Dieu voudra », et rendant l’esprit avec cette clameur du peuple de Jérusalem accueillant son Sauver : « Hosannah au Fils de David ! »

Amen.

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