Frères ouvriers dans la société de Marie au temps du Père Chaminade

Introduction

Ayant lu dans les documents préparatoires au chapitre général de l’été dernier une motion concernant les frères ouvriers et leur histoire, et trouvant que ces frères sont trop oubliés ou négligés de nos jours, je me suis décidé à faire une petite synthèse du travail de recherche que j’avais publié Pro Manuscripto à Rèves en 1984 sur ce sujet.[1] Le but de cette étude était de mieux connaître la pensée de M. Chaminade sur cette « troisième branche » de notre congrégation religieuse. Pour cela je m’étais limité à la période allant de la fondation jusqu’à la mort de notre Vénérable Fondateur (1817-1950).

N’ayant de loin pas une formation d’historien, c’est sans prétention que j’y avais rassemblé le maximum de documents les concernant, cherchant à écrire, quand cela était possible, de brèves notices sur leur vie et sur les maisons où ils ont vécu. Ce travail n’est donc pas, à proprement parler, « une étude historique et critique des frères ouvriers », mais plutôt une compilation en vue d’écrire l’histoire. Cependant, Malgré ses défauts, ce travail permet d’avoir un panorama sur la vie de ces frères et d’y décrypter le dessein que Dieu avait inspiré au P. Chaminade à leur sujet.

Durant la période étudiée, j’ai pu discerner trois « catégories » de frères ouvriers: les frères au service des maisons, les frères enseignants les travaux manuels et les frères ouvriers de Saint-Remy (Haute-Saône). C’est cet ordre que nous allons suivre pour présenter les frères ouvriers.

Les frères au service des maisons

Lorsque la S.M. naît en 1817, on retrouve en son sein la même diversité de membres que dans la Congrégation Mariale et l’Etat dont elle est issue : « Messieurs Lalanne et Collineau se destinaient à l’état ecclésiastique; messieurs Daguzan et Clouzet qui n’avaient pas fait d’études, n’avaient en vue que la vie religieuse, ainsi que M. Auguste Perrière, quoiqu’il eût fait des études très complètes; messieurs Bidon et Cantau se dévouèrent au service. »[2] Ces deux derniers religieux étaient tonneliers de leur état. Ils répondirent aux besoins les plus urgents de la communauté en faisant la cuisine, les commissions… Ils furent les premiers religieux « ouvriers », ou plutôt « servants » comme on les appelait alors. Les frères au service des maisons eurent à remplir différentes missions comme : la lingerie, la cuisine, l’entretien, l’intendance, la porterie, la boulangerie…

Plusieurs de ces religieux se sont vraiment sanctifiés dans ces tâches en vivant dans la discrétion, le silence et la prière; offrant leur vie et leurs efforts pour le salut de leurs frères et étendre « la foi et les mœurs chrétiennes ». La vie du premier religieux mort dans la Société de Marie en est un illustre témoignage. Notre frère Antoine Cantau était né en 1891. Il fut remarqué par Jean-Baptiste Bidon à l’église Sainte-Croix de Bordeaux par son assiduité et son maintien si édifiant à la grand-messe. Ils s’étaient liés et, au contact de l’aîné, le cadet avait appris à connaître le groupement de la Madeleine contre lequel il avait d’abord été prévenu.

« Peu de temps après qu’il eut été reçu congréganiste, la conscription l’atteignit. Il n’usa d’aucun déguisement pour se soustraire à la loi. Il partit dans les meilleures dispositions de persévérance, se soumettant avec une grande résignation à la volonté de Dieu. » Sa santé était délicate, il fut réformé et on le revit à Bordeaux aussi fervent qu’avant son départ.[3] Il fut membre de l’Etat » et s’engagea dans la S.M. naissante en poursuivant son travail de tonnelier. Les mercredis et les vendredis les nouveaux religieux se retrouvaient pour faire ensemble la méditation que l’un d’eux suggérait. Le frère Cantau entra en communauté aux environs d’août 1818.[4]

Voici le témoignage de M. Auguste à son sujet : « Le jour même de son entrée, il vint me trouver, et avec une vivacité qui lui était naturelle : ‘-Que faut-il que je fasse?’ me demanda-t-il. ‘- M. Chaminade m’a dit que je serais chargé des travaux du ménage, que c’est moi qui ferais les lits.’ – Je lui répondis que nous avions l’habitude de faire chacun notre lit, et que dans la journée nous aurions le temps de régler nos occupations… »

Puis vint la première épreuve pour la communauté : « Quelques mois après que nous fûmes établis à la rue des Menuts, il tomba malade. C’était au courant de l’année 1819; il ne laissa pas de se livrer à divers travaux, pendant presque tout le temps de sa maladie. Ce ne fut que vers la fin, alors que ses forces l’eurent complètement abandonné, qu’il se résigna à s’occuper un peu de lui; encore avait-il soin de se faire des reproches à ce sujet : ‘c’est singulier, disait-il, je ne devrais penser qu’au salut de mon âme, et je suis toujours à chercher ce qui pourra guérir mon corps; je ne pense qu’aux remèdes qui me préserveront de la mort, alors que je devrais rechercher ceux qui m’aideront à bien mourir.’

Le 16 juillet, fête de Notre-Dame du Mont Carmel, Monseigneur l’Archevêque était venu visiter la communauté, le malade était dans une chambre de l’infirmerie, il voulut cependant se traîner sur le passage de l’évêque, afin de lui demander sa bénédiction, Monseigneur qui avait été prévenu lui dit : ‘- Vous une maladie dangereuse, mais nous devons être résignés à la volonté de Dieu. Et dans l’état où vous êtes, vous pensez sans doute quelquefois à la vanité des choses d’ici-bas?’ ‘- J’ai renoncé au monde, Monseigneur,’ répondit M. Cantau, ‘- il y a déjà longtemps qu’il a plu à Dieu de me faire la grâce de mépriser ce qui est du monde.’ Il dépérissait tous les jours, il était devenu si faible qu’il pouvait à peine se soutenir.

Néanmoins, il se rendait exactement à la paroisse pour y entendre la sainte messe. Le moment vint où il lui fallut renoncer à cette dernière et suprême consolation. Il eut au moins le bonheur de communier plusieurs fois au cours de sa maladie, et il le faisait toujours avec un nouvel amour et une plus grande ferveur : ‘Oh! disait-il, je ferais la communion tous les jours, si on voulait me le permettre.’ La veille de l’Assomption, il me dit avec ce sourire que l’on voit souvent chez les enfants de Marie, dans ces derniers moments; j’ai demandé à Dieu de mourir demain.’ M. Chaminade et M. David Monier étaient à Agen. Ils arrivèrent quelques jours avant sa mort. Le malade, après avoir reçu l’extrême-onction et le Saint Viatique demanda à parler à ses frères assemblés.

C’était le dernier adieu qu’il voulait leur laisser. Il les pria avec une touchante humilité de lui pardonner tous les scandales qu’il leur avait donnés surtout pendant sa maladie, se reprocha d’avoir si mal employé une vie qui allait finir, exhorta ses frères à faire mieux que lui et à mettre à profit le temps qui leur restait encore, et il se recommanda lui-même aux prières de la communauté. Peu de temps après, comme la faiblesse allait en augmentant, les prières des agonisants furent commencées.

Nous en étions à ce beau passage où l’on invite toute la cour céleste à venir au-devant de cette âme chrétienne. Un dernier soupir se fit entendre, et notre cher malade expira avec notre dernière parole. Il nous sembla que les bienheureux s’étaient rendus à notre invitation, et nous aimions nous représenter l’âme de notre frère s’élevant au ciel, au milieu du groupe divin. »[5] C’était le 20 août 1819.

Je pense que beaucoup de frères ouvriers ont été de véritables « paratonnerres » pour nos maisons, attirant sur elles les grâces de Dieu et préservant certaines de dislocation, comme ce fut le cas à Saint-Hippolyte où le frère cuisinier et le frère portier écrivirent une lettre admirable d’attachement à la S.M. et à l’œuvre.[6] Certains religieux au service des maisons eurent une influence sur les vocations marianistes, comme ce fut le cas pour l’abbé de Lagarde marqué par l’influence du P. Fidon, du frère Guyot, concierge et du frère Ciry, linger.[7] Ces religieux étaient tellement nécessaires aux œuvres que les directeurs se les « arrachaient », surtout lorsqu’il s’agissait d’un bon cuisinier.

Le P. Chaminade avait une haute idée de ces frères. Alors qu’un jeune religieux faisait des difficultés pour l’emploi auquel on le destinait, voici la réaction du Fondateur : « Il paraît qu’il ne sait pas que, dans la Société, il n’y a point de condition vile, et que le sujet voué au service de ses Frères est autant à mes yeux, comme aux yeux de la foi, que celui qui est dans l’enseignement. »[8] La tradition des frères au service des communautés s’est poursuivie jusqu’à nos jours, mais dans beaucoup de Provinces c’est une « race » en voie d’extinction, protégera-t-on l’espèce?…

Parmi eux il faut aussi parler des économes. Le père Chaminade fort de son expérience de « syndic » à Saint-Charles de Mussidan s’adressait à l’un d’eux: « Rarement les Economes sont bien vus dans les communautés, même les plus saintes: presque tout le temps quelqu’un qui murmure. Il ne faut pas y donner d’occasion; il faut être juste et honnête envers tout le monde, et ensuite se tenir tranquille. »[9]

Le terme « frère servant » que l’on trouve dans les documents de l’époque est quelque peu péjoratif, il évoque trop l’idée de « serviteur »; c’est en tout cas l’idée que se faisaient d’eux certains religieux. Lors d’une visite à la communauté de Courtefontaine M. Perrodin écrivait à M. Chaminade : « Il paraît qu’il n’y a pas encore parmi eux cette uniformité si nécessaire dans un grand corps pour ce qui est du costume et des rapports entre les religieux professeurs et les religieux de bas-offices (sic). J’ai appris avec peine que dans plusieurs maisons, messieurs les chefs et les professeurs ne traitaient pas d’égal à égal, par exemple, avec les cuisiniers, qu’ils avaient à rougir d’eux, et que pour cette raison, ces derniers, privés des offices publics le dimanche, étaient, après une messe basse, consignés à la maison toute la journée et ne passaient point les récréations avec les autres ; ce qui m’a indigné : il m’a paru que ces petits chefs, en général, avaient grand besoin de s’affermir dans l’humilité et l’oubli d’eux-mêmes. » [10]

Le P. Chaminade dont le principe était « union sans confusion » réagit vivement :  » Je crains par ce qu’on me dit, que dans plusieurs maisons on ne ravale l’emploi des servants : il semble qu’on rougisse de les voir Sociétaires, qu’on ose les avouer et les reconnaître extérieurement comme tels, et que, dans l’intérieur, on ne les traite que comme des valets. J’appelle, mon cher Fils toute votre attention sur cet abus énorme : s’il se glisse parmi nous, s’il y règne, soyez sûr que la bénédiction de Dieu se retirera. De quel œil Jésus verrait-il des religieux méprisant les Frères qui les servent, et se croyant ravalés parce qu’il appartiennent au même corps qu’eux? Et l’auguste Marie serait-elle flattée d’un tel orgueil? Non, non !

La foi n’a pas de bonheur à promettre à un tel esprit; efforçons-nous donc de le détruire parmi nous s’il existe : je vous charge de ce soin. «  [11]

Les frères enseignant les travaux manuels

Au début du XIXe siècle, la France ne comptait que peu d’écoles professionnelles. La plupart des jeunes ouvriers étaient placés comme apprentis chez des patrons et vivaient dans des conditions souvent déplorables. C’est alors que l’on vit fleurir des « Ecoles d’art et métiers. »

La Société de Marie fut sollicitée. Le P. Chaminade qui y attachait beaucoup d’importance voulu répondre positivement, mais la Révolution de Juillet 1830 et le manque de religieux compétents ne lui permis qu’en partie de réaliser ses projets.[12] Le but qu’il fixait aux religieux ouvriers en présentant la Société de Marie au Pape Grégoire XVI était « …d’ouvrir des Ecoles d’arts et de métiers aux jeunes gens du monde, pour les défendre ou les dissuader de la contagion du siècle et leur apprendre à sanctifier leurs travaux par la pratique des vertus chrétiennes. »[13] En fait, comme nous le verrons plus loin, leur mission était plus vaste que cela. Le projet était grand et allait dans plusieurs directions :

  1. les écoles conjointes ou écoles primaires supérieures formaient des jeunes aux arts et métiers, tout en leur permettant de poursuivre des études générales. A Colmar, ce genre de classes a été jusqu’à former des contremaîtres pour l’industrie.
  1. les classes de nuit (que nous appellerions aujourd’hui « cours du soir ») permettaient aux ouvriers de poursuivre des études après leur travail. L’école de Sainte-Marie-aux-Mines est restée célèbre dans notre histoire.
  1. les écoles d’arts et métiers et les écoles d’agriculture recevaient des jeunes ayant terminé leur formation primaire et désireux d’apprendre un métier.
  1. les ateliers d’apprentissage devaient recevoir un grand nombre d’apprentis dans les départements où les arts et métiers avaient fait peu de progrès.

Comme nous le voyons, tout ceci s’inscrivait dans le sens du développement des campagnes et dans l’élan de l’ère industrielle naissante. Ces œuvres auraient pu permettre à l’Eglise une présence plus grande dans le monde ouvrier si elles s’étaient développées, et peut être éviter la brisure que l’on a connue en France entre la « classe ouvrière » et l’Eglise.

Trois œuvres réalisèrent plus parfaitement l’idée du P. Chaminade et de David Monier : l’Etablissement de la Charité à Besançon, Saint-Remy et Saint Laurent à Bordeaux.

L’Etablissement de la Charité à Besançon

Cette œuvre avait été créée par les bourgeois de la ville à la fin du XVIIe siècle et était partie intégrante de l’hôpital Saint-Jacques, dirigé par les Sœurs Hospitalières de Besançon. Les enfants qui composaient l’établissement étaient, soit des orphelins, soit des enfants abandonnés ou dont les familles ne pouvaient convenablement les éduquer. Les religieux marianistes arrivèrent en 1817.

Leur rôle se limitait à l’enseignement primaire et à la formation aux métiers de tisserand, bonnetier, cordonnier, tailleur et plus tard au métier de jardinier. Les religieux étaient sous la direction des Sœurs hospitalières, ce qui fut source de nombreuses tensions… Les jeunes gens restaient généralement dans cet établissement jusqu’à 18 ans. Les travaux qu’ils effectuaient étaient notés et leur procuraient un petit pécule. Cette somme leur était remise à la fin de leurs études et leur permettait une insertion dans la société.

Les frères durent user d’une pédagogie adaptée à ces enfants qui avaient les plus déplorables habitudes. Les maîtres séculiers qui avaient précédé les religieux employaient pour les soumettre le fouet et les fers aux pieds. Les religieux gagnèrent la confiance des enfants et les remirent sur le droit chemin en leur donnant le sens de l’honneur et en les appelant à la raisin et à la religion. Les débuts furent malgré tout très difficiles : des enfants avaient été jusqu’à vouloir empoisonner les frères…[14]

Suite à l’incendie de l’hôpital Saint-Jacques en 1840, cette œuvre se transporta à Ecole près de Besançon et se poursuivra jusqu’en 1898, faisant beaucoup de bien aux jeunes défavorisés. Plusieurs des ces jeunes devinrent religieux marianistes.

Saint-Remy, Haute-Saône

Les Missionnaires du diocèse de Besançon, en la personne de M. Bardenet, avaient proposé au P. Chaminade le Domaine de Saint-Remy comportant un château et environ 150 hectares de terre. La proposition allait dans plusieurs directions : « …recevoir des hommes convertis dans les missions paroissiales qui auraient besoin de se mettre en retraite, quelque temps ou pour toujours. » [15] et créer une école normale, un collège et une école d’arts et métiers. L’affaire fut conclue par M. David. Les premiers religieux parcoururent la distance entre Bordeaux et Saint-Remy en 13 jours et arrivèrent à la fin de juillet 1823. Une mauvaise surprise les y attendait, le château était vide et délabré.

Quant à la propriété; elle était en friche depuis plusieurs années. Les frères se mirent aussitôt à l’œuvre avec l’entrain des débuts. L’ouvrage ne manquait pas, il fallait réparer le mur de clôture, remettre en état le four à chaux, tirer des pierres, entretenir les arbres qui restaient et commencer les cultures. L’été 1824, l’œuvre des retraites d’instituteurs, qui avait été mise en place par les Missionnaires diocésains, est poursuivie avec leur collaboration, et l’on ouvrira l’Ecole normale. Très rapidement s’ouvriront un pensionnat primaire, puis un pensionnat secondaire. Les années passant et les frères ouvriers devenant nombreux, on créera pour eux, une communauté à part et un noviciat spécifique.

Dans cette œuvre, les ateliers d’arts et métiers auront une grande importance. Même les futurs instituteurs qui suivent les cours de l’Ecole normale viendront y travailler. Comme le disait le prospectus : les instituteurs dans leurs temps libres apprennent « quelque métier compatible avec leurs fonctions, pour éviter l’oisiveté et aider à leur subsistance. »[16]

En 1826, le Préfet de la Haute-Saône souhaite l’ouverture d’une école d’arts et métiers à Saint-Remy. Le P. Chaminade lui répond le 13 juillet de la même année : « …que cette même vue d’une école d’arts et métiers fut la cause principale qui me porta à acquérir le château et le domaine de Saint-Remy. » [17] Il faudra encore attendre jusqu’en 1831 pour que les ateliers se développent. Le travail qui s’y fit contribua à l’amélioration des outils aratoires de la région et s’inscrivit dans la ligne du développement agricole français qui n’avait connu que peu d’amélioration depuis le Moyen-Age.

Ceci explique l’intérêt remporté par les nouveaux outils produits à Saint-Remy. Voici ce que M. Clouzet écrivait à ce sujet au P. Chaminade : « Nos instruments d’agriculture acquièrent de la célébrité, la charrue surtout sans avant train, qui fonctionne merveilleusement, on vient la voir manœuvrer de tous les environs; la houe à cheval et l’extirpateur excitent aussi l’admiration…  » [18]

D’autres ateliers furent créés : horlogerie et reliure en 1833; tailleur en 1836; tisserand en 1837… L’atelier de menuiserie aussi fut amélioré. Y avait-il des apprentis autre que les religieux dans ces ateliers? Pour la période antérieure à 1839, je n’ai trouvé aucun document qui me permette de l’affirmer.

Un document de 1839 nous apprend que « Saint-Remy est un Etablissement public destiné à l’éducation de la jeunesse, qui a été autorisé par le Gouvernement et dans lequel sont ouverts des ateliers où sont reçus gratuitement des orphelins qui apprennent des métiers propres à leur fournir plus tard des moyens d’existence et qui jusque là sont soutenus avec les faibles ressources de la maison. »[19]

L’annuaire de la Haute-Saône pour l’année 1842 nous renseigne davantage encore : « Une soixantaine d’élèves sont préparés aux arts et métiers de mécanicien, sculpteur sur pierre, ébéniste, charron, bonnetier, tisserand, relieur, tailleur cordonnier, etc… » M. Clouzet réunissait chaque semaine les chefs d’atelier pour leur expliquer « leurs devoirs et la part qu’ils doivent prendre au bon ordre de l’Etablissement et surtout à la sanctification des sujets, etc. »[20]

En France, peu de choses existaient pour la formation des agriculteurs. En 1847, le Gouvernement français s’était penché sur cette carence et voulut promouvoir dans chaque département le développement des « Fermes-Ecoles » ou « Ecoles élémentaires d’agriculture ». Le projet, reporté à cause de la révolution de Février 1848, finit par aboutir en 1850. Le département de la Haute-Saône choisit Saint-Remy pour y établir sa Ferme-Ecole. Elle ouvrit ses portes le 1er juin 1850 et sera officiellement autorisée le 20 janvier 1852.

Les élèves devaient suivre trois années de cours. Onze seulement étaient subventionnés, des élèves libres se joignirent à eux… Cette école a eu une grande expansion et une réputation nationale. Elle apporta une contribution importante dans l’amélioration des races bovines et porcines par croisement et par l’introduction de nouvelles espèces.

Elle travailla aussi à la recherche de nouvelles variétés végétales plus adaptées à la région et dans l’enseignement de nouvelles façons culturales. Les frères Dominique Clouzet, Etienne Guillegoz, Joseph Cordier… qui furent directeurs de cette école étaient parfaitement maîtres de leur art et les religieux qui leur étaient adjoints ont brillé par leurs compétences.

Saint-Laurent

Le domaine de Saint-Laurent avait été acheté par M. Chaminade en 1791. Il y avait installé ses parents et Mme Chaminade y était décédée le 10 septembre 1794. Ce petit domaine était composé d’une maison de campagne, d’une parcelle de vigne, d’un jardin, d’un chais et d’un logement pour un paysan. Les revenus viticoles permirent de soutenir la Société de Marie naissante. En 1810-1811, la propriété avait abrité le noviciat des Frères des Ecoles Chrétiennes dont l’abbé Chaminade était aumônier.

Entre le 31 août et le 5 septembre 1818, les premiers religieux et deux prêtres d’Agen se retrouvèrent dans la propriété pour une retraite sous la direction de M. Chaminade. Le Fondateur y installera le noviciat 1821 et continuera d’y prêcher des retraites. Dominique Clouzet y fut le premier maître des novices.

Le père Chaminade pensait au développement et à la mise en valeur de ce domaine. Outre la production de vin, il fit installer une fonderie de suif et une fabrique de chandelles. Par la suite, le frère Jean Séguin y modèlera l’atelier de menuiserie et surtout l’atelier de serrurerie dans lequel il montera une machine à manège entraînée par un petit cheval. Cette machine devait permettre de faire beaucoup d’ouvrage de serrurerie et de soutenir la S.M., tout en formant des apprentis.

Hélas! la Révolution de Juillet 1830 allait venir bouleverser les projets. La « mécanique » fut démontée et transportée à Saint-Remy en 1835. Il existait aussi à Saint-Laurent un atelier de cordonnerie et un autre de tailleurs. Les frères Pierre Joncas et Roch Genevière, responsables de l’atelier des tailleurs ont été les créateurs du costume des premier religieux marianistes.

Cette œuvre semble ne pas avoir reçu beaucoup d’apprentis autre que les religieux. Les témoignages nous laissent supposer qu’il y eut à Saint-Laurent une communauté de frères ouvriers avant 1830, mais nous n’avons pas d’informations plus précises.

Des questions restent en suspens concernant les frères enseignant les travaux manuels : avaient-ils une méthode d’enseignement particulière ? Quelle était leur vie quotidienne ? Dans quel esprit vivaient-ils ? Peut être que des nouveaux documents nous éclairerons : avis aux chercheurs… Cependant une chose est sûre, le P. Chaminade tenait à de telles œuvres : « La Société de Marie a embrassé les arts et métiers dès sa première origine. Il est vrai que cette partie a peut-être plus souffert que les autres à cause des difficultés, des dépenses et du défaut de chefs. » [21]

Le frère Pierre Joncas, dont il vient d’être question plus haut, fut vraiment un original propagateur de la foi : « Avec ses apprentis il faisait l’énoncé du mystère de la dizaine et, dit le Pater, il disait : – 1000 fois je vous salue Marie, 2000 fois… pour compter les dizaines. » « Le dimanche il réunissait, après la récréation de midi: ses apprentis tailleurs, les jardiniers, le cuisinier, et présidait l’exercice du chemin de la croix qu’ils faisaient ensemble. » [22]

Les frères ouvriers de Saint-Remy

Nous avons déjà parlé de l’œuvre de Saint-Remy. Nous nous attacherons ici à une communauté particulière qui la formait : la communauté Saint-Joseph qui, aux dires de M. Chaminade, « paraît être si fort dans les desseins de Dieu et dans le plan primitif de la Société de Marie. »[23]

Peu après l’installation de la première communauté à Saint-Remy, des novices ouvriers vinrent se présenter et formèrent bientôt une communauté à part. A cette époque les noviciats étaient séparés : Saint-Laurent et Courtefontaine formaient les « lettrés » et quelques ouvriers; Saint-Remy les « ouvriers » et La Madeleine les clercs. L’unification des noviciats sera demandée par Rome lors des animadvertions de 1865.

Saint-Remy avait vécu dans une relative unité, lorsqu’en 1831 un grave conflit éclata entre MM. Lalanne et Clouzet qui eut pour conséquence la séparation des œuvres. Le P. Chaminade décida en juin 1832 de mettre d’un côté les pensionnats primaire et secondaire, et de l’autre : le noviciat et la communauté des ouvriers. En fait cette séparation traîna en longueur pour des problèmes de locaux, malgré les insistances du Fondateur. Le P. Chaminade écrivait à M. Clouzet :  » Mettez un grand intérêt à ce que Marast se monte bien et dans un grand ordre. Mettez-en encore plus à la communauté des ouvriers et leur noviciat. C’est une œuvre qui ne doit pas être faite à demi. « [24]

Quelques mois plus tard, le Fondateur apprenait avec grande tristesse que les novices étaient mélangés aux profès et qu’ils vaquaient davantage aux travaux qu’aux exercices du noviciat. Il ouvre son cœur au P. Chevaux :  » Ce dont je suis particulièrement affecté, c’est de la communauté des ouvriers, comme je vous l’ai représenté plusieurs fois. Les temps de son existence ne sont pas sans doute encore venus, ou peut-être ne doit-elle exister qu’après ma mort ? Adorons les desseins de Dieu en tout, sans vouloir rien précipiter. « [25]

Il faudra attendre l’été 1838 pour qu’une solution soit trouvée. Les deux pensionnats seront réunis au château, et la communauté ouvrière, avec son noviciat, s’installera dans les dépendances (c’est là aussi que sera créée la Ferme-Ecole).

A la tête de l’importante communauté ouvrière se trouvent deux personnages de choix : le frère Dominique Clouzet et le père Jean Chevaux. Le premier était « …né en 1789 à Sarmezan (Haute-Garonne) d’une famille de commerçants qui s’établit ensuite à Bordeaux. » Il fut membre de la Congrégation de la Madeleine à partir de 1814 et l’un des sept membres fondateurs.

Il fut aussi le premier maître des novices de la S.M.. Le Fondateur le nomme directeur du petit groupe de religieux qui part fonder à Saint-Remy dont il fut l’âme pendant une trentaine d’années. Cette œuvre lui doit beaucoup. Par la suite il sera nommé visiteur des maisons de l’Est et, en 1839, troisième assistant, fonction qu’il exercera jusqu’à sa mort. « Ses visites étaient redoutées des directeurs qui manquaient d’ordre dans leur gestion ou se laissaient aller à des dépenses irrégulières. »

Mais par ailleurs les religieux appréciaient ses passages et ses conférences religieuses, toutes empreintes de foi. Il s’éteignît saintement à Paris le 27 février 1861.[26] Le P. Jean-Joseph Chevaux, IIIe Supérieur Général de la S.M., était né en 1796 dans le Jura. Il fit ses études au Séminaire de Besançon mais, se sentant indigne d’être ordonné, il rentra chez lui. Connaissant Saint-Remy où il avait deux compatriotes, il s’y rendît à pied et se présentait revêtu d’une simple blouse.

« Il avait dans sa poche une petite somme pour la pension de son noviciat et sur son épaule, suspendu à un bâton, son petit trousseau en forme de paquet. Il ne parla pas de ses études, il espérait que ce détail serait oublié ou resterait ignoré. Il ne savait trop, disait-il, à quoi il serait bon, mais il tâchera de faire son possible et de se rendre utile dans les travaux des champs ou dans la culture du jardin. Ainsi ce postulant que Dieu destinait à devenir notre Supérieur Général, notre guide à tous, estimait qu’il n’était bon à rien, qu’on lui faisait une grâce en le recevant dans la Société. »

« A peine promu au sacerdoce sur un ordre formel de M. Chaminade, il fut chargé dans la communauté de Saint-Remy, de l’office de zèle, en particulier à la communauté des frères ouvriers, dite de Saint Joseph, qu’il entraîna par ses exemples plus encore que par ses conseils, à la pratique des plus austères vertus, au point d’en faire, suivant l’expression du Fondateur, ‘une nouvelle thébaïde’. »[27]

Par la suite il devînt Provincial d’Alsace, puis chef de zèle pour toute la Société. Il n’accepta de devenir Supérieur Général au chapitre de 1868 que sur l’ordre du Cardinal Mathieu qui le présidait. Il s’éteignît à Paris le 27 décembre 1875.

La communauté Saint Joseph avait un règlement particulier. On peut y lire que la communauté des ouvriers « …peut mieux entrer dans l’esprit de la Règle de Saint Benoît que la Société entière entend suivre. Les religieux ouvriers peuvent mieux faire la pénitence imposée à Adam et à sa postérité : ‘Vous mangerez votre pain à la sueur de votre front’. Ils peuvent vivre dans un plus grand recueillement, dans un plus grand silence, dans une plus grande pauvreté, dans une plus grande union et charité fraternelle, leur vie est presqu’entièrement solitaire.« [28]

C’est le même esprit que l’on retrouve dans les Constitutions de 1839 aux articles n° 368 à 384. Le père Chaminade précise que de telles communautés doivent être séparées des autres et que « …ce genre de communauté ressemblera assez aux premières communautés de Bénédictins, et se rapprochera de celle des Trappistes, avec des mortifications qui seront toutes favorables au maintien et à l’accroissement de la ferveur, quoique tempérant certaines pénitences, qui, évidemment, abrégeraient la vie et ôteraient les forces nécessaires pour soutenir les travaux. » [29]

L’idée de la Trappe dont il vient d’être question est reprise par M. Clouzet qui, dans une lettre du 24 février 1839, parle de Saint-Remy comme d’une « petite Trappe ». Signalons que dans le texte des Constitutions de 1839 concernant les « ouvriers » nous trouvons des citations textuelles du livre du livre de l’abbé de Rancé (Fondateur des Cisterciens réformés ou Trappistes) : « De la sainteté et des devoirs de la vie monastique ».

La lecture recommandée par le père Chaminade pendant les repas est celle des Pères du désert. Chaque matin M. Clouzet donne pendant une heure une conférence religieuse. Le Fondateur a donné à la communauté le patronyme de « Saint Joseph » qu’il présente comme patron et modèle des religieux ouvriers.

Pour conclure, voici le témoignage de Benoît Meyer sur la vie de nos frères : « Le règlement des postulants était celui de la communauté. Lever à 4 heures, prière, 1/2 heure de méditation, une heure d’étude. Messe, déjeuner aux gaudes (sorte de bouillie) 2 heures de classe, étude, dîner assez maigrement servi. Le soir à 1 heure et demie : lecture spirituelle, classes, étude, 6 heures 1/2 conférence, 7 heures 1/4 chapelet, 7 heures 1/2 méditation à genoux sur une petite banquette sans pouvoir s’appuyer ni s’asseoir. 8 heures souper, 9 heures 1/2 prière, coucher.  »

 » Le vendredi tout le monde jeûnait. Pendant le carême, quelques-uns avaient la permission de jeûner trois fois par semaine avec un seul petit morceau de pain et de l’eau. Les frères ouvriers étaient si observateur de la règle que le vendredi ils fauchaient depuis 2 heures du matin et toute l’année ils travaillaient sans rien prendre jusqu’à midi. Cependant le caractère affable, la haute piété de M. Rothéa soutenaient et rendaient heureux au service de Dieu toute la communauté. Le dimanche et les jours de fête on était heureux. Les trois communautés : les élèves, les pensionnaires, les élèves de l’école normale, les frères ouvriers se réunissaient tous les dimanches et fêtes dans la chapelle du château. « …

« Les retraites du mois et la retraite de la fin de l’année se faisaient surtout avec une ferveur extraordinaire, le jour de la rénovation des vœux, on sentait que toute la communauté n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Toutes les figures rayonnaient de joie et de piété. Toute l’année, la règle, surtout celle du silence était observée avec une exactitude scrupuleuse. Les postulants avec quelques religieux cueillaient les cerises, les fruits, les raisins, sans en manger un, ramassaient les pommes de terre sans dire un mot. En allant, en revenant aux travaux et pendant, dès qu’on était plusieurs on récitait le chapelet ou chantait des cantiques pieux.  » [30]

 » M. l’abbé Rothéa en 1826, pour faire voir la communauté de saint Joseph des frères ouvriers à M. le Recteur; du château à l’heure de midi le conduisit entre les deux bâtiments au moment où nous passions de la chapelle dans un des bâtiments, au réfectoire dans l’autre bâtiment, (il) fut si ravi de la mine souriante des religieux, malgré leur figure maigre, décharnée et pâle, leur air mortifié de la modestie et que, les larmes aux yeux, il dit au père Rothéa: ‘qu’ils on l’air heureux ces bons frères !  » [31]

Conclusion

En accueillant au commencement de la Société de Marie des frères ouvriers, le père Chaminade n’avait pas de projet précis. Ils furent chargés de diverses fonctions selon leurs possibilités et les besoins qui se présentaient : d’abord au service des communautés, puis dans l’enseignement des arts et métiers. Par la suite s’est montée la communauté ouvrière de Saint-Remy avec une vocation plus particulière.

Ce qui me paraît remarquable chez le père Chaminade, c’est sa disponibilité aux événements, relus dans l’oraison à la lumière de la foi, attendant un signe de Dieu pour entreprendre une démarche.

En regardant l’histoire des frères ouvriers, nous pouvons suivre pas à pas l’évolution de sa pensée : au début un projet flou, puis des demandes diverses qui correspondent à ses perspectives de renouvellement de la France par la propagation de la foi et des mœurs chrétiennes par des œuvres comme les orphelinats et les écoles d’arts et métiers (une évangélisation par contagion, comme l’a montré le père J. Verrier). Des projets qui souvent n’aboutissent pas mais qui n’en restent pas moins dans son cœur.

Pour la communauté de Saint-Remy, une histoire pleine de rebondissement : au début un souhait des Missionnaires du Diocèse de Besançon et un domaine de 150 ha à cultiver; puis des novices ouvriers qui commencent à affluer; ajoutez à cela les tensions entre les personnes et les œuvres et vous obtenez une communauté originale à laquelle le père Chaminade donne une vocation particulière qu’il consigne dans les Constitutions de 1839. A plusieurs reprise le Fondateur s’ouvre de ses interrogations au sujet de cette communauté.

Il y voit d’abord une source de revenus possibles pour soutenir toute la Société de Marie dans une situation précaire au niveau financier et fait de nombreuses recommandations dans ce sens à M. Clouzet. Bien entendu, il garde un grand souci de la sanctification des religieux qui voulaient se retirer du monde à Saint-Remy. Il pressent que Dieu a un projet particulier pour cette communauté et attend des signes et des confirmations pour aller de l’avant. En 1836 le projet s’éclaire : « …il est plus que temps, comme je vous l’ai observé, de donner à la classe des ouvriers un mode fixe; le Bon Dieu a daigné nous le faire connaître… »[32] et plus tard : « Je crois avoir reçu ce matin du Seigneur l’idée d’arrangements ultérieurs pour Saint-Remy. »[33]

Enfin le projet a pris corps, M. Chaminade est sûr qu’il avance sur la bonne voie : « Il est possible que Monseigneur (l’Archevêque de Besançon) comprenne peu l’intérêt que nous mettons à la communauté des ouvriers : je n’ai pas pu encore lui communiquer la seconde partie des Constitutions. La classe des ouvriers, surtout celle des agriculteurs est une troisième branche de la Société qui lui est très essentielle dans les fins qu’elle se propose. »[34] « Il n’y a presque aucun doute que cette troisième branche ne s’étendît et qu’elle ne devînt un aide puissant pour soutenir les deux autres branches, comme à leur tour les deux premières soutiendraient admirablement cette troisième ».[35]

La communauté de Saint Joseph est, je pense, l’accomplissement de l’esprit que le P. Chaminade a voulu donner à une telle communauté. Les articles concernant les frères ouvriers dans les Constitutions de 1839 ont surtout été écrits en pensant à la communauté de saint Joseph.[36]

Encore un mot de la spiritualité des frères ouvriers de Saint-Remy qui pourrait se résumer ainsi : pratiquement moines; ils vivent la contemplation et l’union à Dieu dans le silence, à l’écart du monde. Ils unissent leurs efforts et leurs souffrances à celle de leurs frères engagés dans l’apostolat direct, dans le but de procurer la foi et les mœurs chrétiennes.

Ils aident financièrement la S.M. par leur travail. Ils sont les intercesseurs suppliant Dieu d’accorder ses grâces au corps tout entier de la S.M. Ecoutons encore le P. Chaminade : « A vous enfin, de dire, à ceux qui sont employés dans le service intérieur des maisons ou aux arts et métiers, l’esprit et le secret de leur divine mission : nous l’avons consigné dans nos saintes Règles, quand nous avons établi la manière dont ils concourent à l’œuvre générale de l’enseignement; nous leur avons montré comme ils contribuent puissamment par leurs travaux, leur zèle et leurs prières à étendre le règne de Jésus et de Marie dans les âmes. Leur part est belle! Nouveaux Joseph, ils sont chargés d’assister et de soutenir les enfants de la sainte famille dans leurs pénibles ministères. »[37]

Les frères ouvriers de la « petite Trappe » ont eu une grande importance dans notre histoire. A ma connaissance, ils ont disparu de la S.M. actuelle. Une question me préoccupe depuis des années : n’avons-nous pas oublié une dimension importante du charisme marianiste en « oubliant » ces frères ouvriers? Si j’ai développé plus longuement ce qui concerne Saint-Remy, il ne faut pas pour autant oublier ou disqualifier les frères au service des maisons et les frères dans l’enseignement des arts et métiers. Ils ont aussi leur place dans le charisme fondateur puisqu’en 1838 le père Chaminade présentait leur mission au Pape Grégoire XVI comme étant « …d’ouvrir des Ecoles d’arts et de métiers aux jeunes gens du monde, pour les défendre ou les dissuader de la contagion du siècle et leur apprendre à sanctifier leurs travaux par la pratique des vertus chrétiennes ».

Je pense que leur spiritualité oscillait entre celle des « frères lettrés » et celle des frères ouvriers de Saint-Remy, selon les emplois des religieux. Là aussi une question me préoccupé : n’avons-nous pas négligé un engagement auprès des jeunes en apprentissage ?…

La situation a changé depuis le temps du père Chaminade, il n’en reste pas moins que le charisme est toujours vivant et qu’il nous interpelle. Que ferait le père Chaminade aujourd’hui pour aller à la rencontre des jeunes en milieux professionnels ? Quelle présence évangélisatrice préconiserait-il en monde ouvrier ou milieu populaire ? Quel groupe religieux fonderait-il pour prier et travailler au service de la S.M. entière ? « Nova bella elegit Dominus », il nous faut réincarner (= inculturer) le charisme aujourd’hui.

Un grand chantier peut s’ouvrir : soyons ouverts au souffle et aux appels de l’Esprit. Par ailleurs, je ne peux pas croire que la vie religieuse marianiste puisse être réservée uniquement « aux sages et au savants ».

Il y a des vocations en monde ouvrier et en milieux populaires qui attendent le déclic d’une rencontre. Qu’aurons-nous à leur proposer ? Je pense qu’une réflexion sur ce sujet mériterait d’être menée un peu partout dans la S.M., tout en continuant à être attentifs aux signes et aux appels qui nous parviennent en ce sens.

ANNEXE

Extraits de Constitutions de 1839

« Des ouvriers »

  1. La classe des religieux ouvriers devrait, ce semble, exciter une pieuse jalousie dans les deux premières. Plus éloignés du monde, les ouvriers, ayant beaucoup moins de rapports avec lui, peuvent et doivent vivre dans une plus grande pauvreté, soit pour l’habillement et l’ameublement, soit dans le régime; leur recueillement, aussi, est moins troublé, travaillant en silence et toujours avertis par les chefs, leurs cœurs sont plus habituellement élevés vers Dieu.
  1. Les ouvriers sont généralement des agriculteurs, placés sur un domaine de la Société. Dans l’enceinte du domaine, on forme divers ateliers, soit pour la confection des outils nécessaires à l’agriculture, soit pour d’autres professions.
  1. Les revenus des domaines et le gain des ateliers sont employés 1° à fournir tout ce qui est nécessaire à l’existence d’une semblable communauté, selon la règle adoptée; 2° tout l’excédent est à la disposition de l’administration générale de la Société. C’est par ce moyen que la classe des ouvriers atteint la deuxième fin de l’institution de la Société de Marie (qui est de « Travailler dans le monde au salut des âmes, en soutenant et propageant, par des moyens adaptés aux besoins et à l’esprit du siècle, les enseignements de l’évangile, les vertus du christianisme et les pratiques de l’Eglise catholique. » art. 1). Elle l’atteint d’une seconde manière, en aidant la Société, 1° à augmenter le nombre des ouvriers d’une même communauté, ou même à en multiplier le nombre des communautés; 2° à soutenir les établissements enseignants et à les multiplier; 3° à aider à soutenir les noviciats et à multiplier le nombre des novices; 4° à soutenir les infirmes et les vieillards de la Société; 5° à fournir aux besoins fréquents et urgents de l’administration générale, chargée de tant de dépenses pour tenir tout dans l’ordre, vivant elle-même pauvrement; elle n’est et elle ne sera jamais que l’économe de tout ce qu’elle peut recevoir.
  1. C’est une grande consolation pour un religieux de savoir que les fruits de toutes ses peines, de ses travaux et de son économie, sont employés à des œuvres qui, toutes, concourent à : établir le royaume de Jésus-Christ, en propageant la foi.

 

  1. Les noviciats de la classe des ouvriers sont distincts de ceux des autres classes. Leur nombre sera proportionné au nombre de sujets qu’ils auront à fournir aux communautés de leur classe.
  1. Le Supérieur Général peut prendre, pour les besoins de la Société, dans les communautés des ouvriers, les sujets qu’ils croient plus propres à remplir d’autres emplois, soit pour l’enseignement, soit pour le service dans d’autres communautés; il peut aussi en prendre pour l’enseignement de l’agriculture, de l’horticulture et des arts et métiers; et par cette disposition, la classe ouvrière atteint, d’une troisième manière, la seconde fin que se propose la Société. Cependant les sujets ne sont pas seulement dans la disposition d’obéir à la voix du Supérieur Général, mais ils ne doivent jamais demander leur changement.
  1. Ce point est essentiellement constitutif, dès qu’ils ont fait profession.

 

  1. En travaillant constamment à sa sanctification, cette classe ne laisse pas de s’intéresser au salut des autres.
  1. La charité fraternelle, dont tous les sujets doivent être animés, fait, 1° qu’ils aiment à prier en commun et les uns pour les autres; 2° à se communiquer mutuellement les bons sentiments qui les animent, ainsi que les connaissances qu’ils ont des vérités de la religion, lorsqu’il leur est permis de parler. Leurs entretiens doivent être tout spirituels. Conversatio nostra in coelis. Rien de profane, d’humain ou de terrestre dans leurs conversations; 3° ils peuvent, avec le conseil de leurs chefs, écrire à des jeunes gens qu’ils ont connus dans le monde, leur parler de leur bonheur, en leur parlant de celui qu’on goûte dans la vie religieuse, etc; 4° lorqu’on trouve des enfants, à l’exemple du grand saint Benoît, qui sont dociles et qui ont des dispositions à la piété, les religieux peuvent les élever, toujours du consentement de leurs parents, et conformément à la règle faite pour eux dans les communautés; 5° on ne perd pas de vue que les chapitres de communauté ne sont autre chose que des exercices d’humilité et de charité fraternelle.
  1. La classe des ouvriers n’a pas de récréation proprement dite après les repas; leurs ouvrages respectifs sont une récréation suffisante. Ils peuvent avoir quelquefois plutôt besoin de repos que de récréation; dans les grandes chaleurs, par exemple, ou lorsque les besoins des travaux exigent qu’on devance l’heure du lever.
  1. Quoique toujours en communauté le jour et la nuit, les religieux ont tous les avantages de la solitude, et leurs maisons doivent être comme de vrais monastères. 1° Ils ne se parlent jamais entr’eux qu’autant qu’il y a nécessité et tout le temps que dure la nécessité; 2° ils ne parlent ni aux étrangers ni à leurs parents, sans la permission de leurs chefs, et ils ne doivent user de cette permission que tout le temps que l’exigent la nécessité, la charité et quelquefois une sorte d’indulgence qui est un effet même de la charité.
  1. Un monastère est une espèce de tombeau où celui qui fait profession religieuse consent à être enseveli; sans doute ce tombeau se trouve placé parmi les vivants; mais il ne renferme effectivement que des morts. Le religieux est mort au monde, tandis que le séculier est censé vivant dans l’esprit du monde. Dans les couvents des filles de Marie, il y a une clôture qui forme une barrière que ne peuvent franchir les religieuses pour aller visiter non-seulement leurs anciennes amies, mais même leurs plus proches parents; c’est l’application littérale de la maxime du Seigneur : Laissez aux morts le soin d’ensevelir leurs morts.
  1. Quoique les religieux ne fassent pas vœux de clôture, leurs maisons doivent être regardées comme des cloîtres, et elles en ont porté le nom, pour qu’on ignorât pas quel devrait être l’esprit des religieux qui les habitent.
  1. Le religieux a renoncé à toutes les visites actives et passives, et surtout à des visites chez des parents éloignés; ils ne doivent jamais demander à leurs supérieurs de semblables permissions. S’il y a urgence pour quelque affaire pressante, le supérieur en décide; si la décision est affirmative, le bon religieux en a de la peine et se prépare à ne paraître chez ses parents que comme un mort, n’y traitant que les affaires qui l’obligent à paraître, et soupire toujours pour sa clôture.
  1. Le religieux n’a plus de patrie sur la terre; il n’a d’autre patrie que celle du ciel. Toutes les nouvelles et les affaires de la terre ne l’intéressent plus. Il n’aime qu’à parler du ciel, à penser au ciel et à travailler pour le ciel; son monastère est comme sur la frontière du ciel, on ne s’y occupe plus que du ciel et de ce qui peut y conduire.
  1. S’il survient quelqu’espèce d’affaire à un religieux avec sa famille ou même avec des étrangers, avec qui il a eu autrefois des rapports, il s’y prête par charité avec la permission des chefs, ou même selon les circonstances, les chefs s’en chargent, et le religieux en est débarrassé.
  1. Le règlement horaire pour les religieux ouvriers est accommodé, selon les saisons, aux besoins des travaux, mais toujours dans l’esprit des Constitutions.

 

Les Frères ouvriers dans la Société de Marie

Introduction

Les responsables de cette rencontre m’ont demandé de faire un bref commentaire critique de l’histoire des Frères ouvriers. J’ai voulu pour cela partir de notre réalité actuelle en cherchant dans de notre Règle de vie ce qui vous concerne. Puis dans un deuxième temps je vous présenterai mon projet, lorsque j’ai rédigé l’histoire des Frères ouvriers au temps du Père Chaminade. Enfin, nous survolerons rapidement cette histoire des commencements. Mon but, en intervenant dans cette rencontre est d’ouvrir des pistes de réflexion en espérant permettre des nouvelles perspectives à l’avenir des Frères ouvriers dans la Société de Marie.

Les Frères ouvriers dans la Règle de vie actuelle

On peut être étonné par l’absence du terme « Frère ouvrier » dans la Règle de vie de 1983 alors qu’il avait été utilisé sans interruption depuis les Constitutions de 1839 jusqu’à la circulaire de l’office de travail du 15 février 1964. Cette absence s’explique par l’évolution des concepts « d’ouvrier » et de « classe ouvrière ». En effet, si autrefois l’ouvrier était uniquement un travailleur manuel transformant la matière première, aujourd’hui la frontière entre ouvriers, employés, techniciens et même cadres est difficile à cerner.

Dans la Société de Marie la crise du concept est la même que dans la société civile. A titre d’exemple, dans son rapport sur les frères ouvriers en 1964, Gerald J. Schnepp faisait l’inventaire des fonctions occupées ces religieux : « comptable, agronome, aide-économe, mécanicien-auto, apiculteur, responsable du chauffage, bibliothécaire, responsable des arbres fruitiers, caviste, menuisier, chauffeur, concierge, cuisinier, vacher, économe, électricien, ingénieur, leveur de fonds, jardinier, responsable de l’entretien général, infirmier, responsable des fleurs du parc, peintre, plâtrier, plombier, aviculteur, imprimeur, pourvoyeur, infirmier-chef, sacristain, secrétaire, trésorier, cordonnier, boutiquier, inspecteur des bâtiments et des terrains, responsable des constructions, chefs des domestiques, intendant des cuisines, surveillant, tailleur, professeur dans une école technique. » et prévoyant l’avenir il propose d’offrir aux candidats frères ouvriers les métiers suivant : « architecte, directeur des expéditions (journalisme), responsable de « Crédit Union » (type crédit agricole), expert en calcul électronique, coordinateur financier du développement (dans les universités), conseiller, orienteur professionnel, directeur du secteur infirmerie, responsable de la blanchisserie, chef du personnel, photograveur, programmeur pour machine à calculer électroniques, directeur de centre de recherches, responsable de quartier (résidence des étudiants), responsable du courrier (vaguemestre). »[38]

Nous ne pouvons que constater le décalage entre les métiers exercés par les Frères ouvriers du XIXe siècle et la vision très vaste proposée par l’économe général. Dans la pratique actuelle on a rassemblé les religieux laïcs en un seul groupe oeuvrant dans différents secteurs d’activités. Le chapitre premier de la Règle de vie de 1983 est, en quelque sorte, un résumé de ce que sont les Marianistes. Nous y trouvons cette définition : « Les religieux laïques vivent leur engagement absolu envers Dieu et portent témoignage aux valeurs évangéliques de diverses manières, spécialement dans les domaines de la culture, de la science, de la technique et de l’activité manuelle. »[39]

La diversité de la Société de Marie se retrouve formulée à l’article 69 de notre Règle de vie : « La communauté remplit sa mission à travers des ministères variés. Certains ont pour tâche première d’annoncer la Parole de Dieu et d’animer la communauté chrétienne dans sa vie de prière. D’autres travaillent principalement dans le domaine de l’éducation et de la culture, montrant que l’homme n’atteint sa plénitude que s’il répond au projet de Dieu sur lui. D’autres enfin, en se consacrant aux tâches techniques, administratives ou manuelles, veulent rendre présent dans nos communautés et dans le monde le témoignage du Christ, Fils du charpentier. »

Une autre allusion aux frères ouvriers se trouve à l’article 5.22 et concerne la mission. Il invite les religieux à faire un effort de présence en travaillant « …dans les organisations qui visent le progrès social et culturel, dans la formation permanente et la recherche scientifique, ainsi que dans le vaste monde du travail où le message du Christ est loin d’avoir pénétré profondément. » Un vaste programme est donc ouvert.

La disparition du terme « Frère ouvrier » a l’avantage de rassembler tous les religieux laïques en un seul groupe et permet ainsi une plus grande unité au sein de la Société de Marie. La notion théologique « d’Eglise-communion », mise en valeur par le Concile Vatican II, peut nous aider à voir notre Institut religieux d’une autre manière. La vision pyramidale de la hiérarchique de l’Eglise aurait pu se traduire au niveau de la Société de Marie par un triangle isocèle ayant à sa base les Frères ouvriers, puis les Frères dans l’enseignement, les prêtres, les supérieurs et au sommet le Supérieur Général.

La nouvelle vision qui nous est donnée est celle d’un cercle dans lequel tous les religieux, qu’ils soient laïques, prêtres ou supérieurs, remplissent leur mission en communion avec les autres, les supérieurs étant au service de cette communion. De même que dans l’Eglise-communion chaque chrétien a une place et une mission particulière à vivre, de même les religieux marianistes ont une place qui leur est propre dans la mission commune. Le Frère ouvrier a vraiment une place originale et importante au sein de la Société de Marie au même titre que ses autres confrères. Le frère cuisinier n’a pas moins d’importance que le Supérieur Général mais il a simplement une autre mission. Ceci ne doit cependant pas nous conduire à faire de l’égalitarisme mais à reconnaître la valeur et l’importance de la mission de chacun.

L’image d’Eglise-communion que j’ai utilisée n’est qu’un outil. D’autres images peuvent être utilisées, en particulier l’image paulinienne du Corps que le Père Chaminade a employée à plusieurs reprises et qui colle mieux à la devise qu’il aimait répéter : « Union sans confusion ».

La disparition du terme « Frère ouvrier » a aussi plusieurs inconvénients. Le premier est que l’on risque d’oublier une catégorie de religieux qui, aux dire du Père Chaminade, est très essentielle à la Société de Marie. Le second est que les religieux qui ne sont pas enseignants, s’ils n’entrent pas dans la démarche que je viens d’évoquer, risquent d’avoir du mal à se situer dans la SM. Plusieurs ont souffert d’un complexe d’infériorité par rapport aux frères qui avaient fait des études supérieures et qui étaient enseignants. D’autres ont l’impression d’avoir été rayés de la carte marianiste puisqu’on ne parle plus des Frères ouvriers. En cela l’idée de rassembler des Frères ouvriers pour des sessions comme celle-ci me paraît importante. Elle est en quelque sorte l’aiguillon qui rappelle à la Société de Marie qu’en oubliant les Frères ouvriers elle oublie une part importante de son charisme.

Mon projet lorsque j’ai écrit « Les Frères ouvriers dans la Société de Marie au temps du Père Chaminade » :

Lors de mon noviciat (1976-1978), le P. Armbruster invitait les novices à commencer un travail sur un thème marianiste. J’étais jardinier, je m’intéressais aux Frères ouvriers et surtout je voulais savoir quel avait été le projet du P. Chaminade sur eux. Le travail était commencé mais loin d’être terminé. Lors de ma première ou deuxième année de vie religieuse à Sainte-Maure, j’avais ébauché une première synthèse qui s’inspirait du tome IV de « Esprit de notre fondation ». Mais il fallait aller plus loin, ce que me fît comprendre le P. Armbruster. Les documents me manquaient, c’est ainsi que lors de ma première année à Rèves je me rendis à Rome aux AGMAR et en Franche-Comté dans divers fonds d’archives. Deux sources furent encore très importantes pour réaliser mon travail : la bibliothèque de l’Université Catholique de Louvain et la Bibliothèque Nationale de France. Les documents rassemblés, je me suis mis à la tâche difficile de la rédaction. Quelques frères me corrigèrent et me donnèrent des conseils. Enfin, en 1984, je terminais la rédaction et l’impression. Dans ma conclusion j’invitais ma Province à un discernement sur la question des Frères ouvriers. Une ébauche de réponse est ressortie des Assises de 1990 et puis plus rien. J’ai demandé à devenir prêtre pour diverses raisons que je n’évoquerai pas ici, mais je reste toujours prêt à intervenir pour que les Frères ouvriers ou, pourquoi pas, des prêtres ouvriers, soient reconnu dans la SM.

Pour mieux cerner la pensée du P. Chaminade sur les Frères ouvriers je m’étais limité à la période allant de la fondation jusqu’à la mort de notre Vénérable Fondateur (1817-1950). Il resterait à écrire l’histoire des Frères ouvriers jusqu’à nos jours, en suivant pas à pas les évolutions et les changements, hélas, nous sommes tous à courir après le temps… N’ayant de loin pas une formation d’historien, c’est sans prétention que j’avais rassemblé le maximum de documents concernant ces frères, cherchant à écrire, quand cela était possible, de brèves notices sur leur vie et sur les maisons où ils ont vécu. Ce travail n’est donc pas, à proprement parler, « une étude historique et critique des frères ouvriers », mais plutôt une compilation en vue d’écrire l’histoire. Cependant, Malgré ses défauts, ce travail permet d’avoir un panorama sur la vie de ces frères et d’y décrypter le dessein que Dieu avait inspiré au P. Chaminade à leur sujet.

Survol historique

Pour mieux comprendre pourquoi la Société de Marie comprend des religieux laïques et des religieux prêtres, il faut se replacer dans le contexte de l’époque, c’est-à-dire, dans l’après Révolution Française qui avait marqué profondément les mentalités. Liberté, Egalité, Fraternité, telles étaient les nouvelles valeurs dont il fallait tenir compte. Fini le Roi de droit divin, dont la chambre à coucher à Versailles avait la même structure qu’une chapelle, avec « banc de communion », l’autel et le tabernacle étant remplacés par le lit royal. Certes un manque restait dans beaucoup de cœurs.

Napoléon Bonaparte cherchera à combler ce vide en se faisant couronner empereur des Français et la Restauration tentera de ressusciter les habitudes de l’Ancien Régime mais la page était inexorablement tournée. L’Eglise de France vit au rythme de l’Ultramontanisme qui, en deux mots, voulait donner tous les pouvoirs au Pape. Elle voit aussi se développer un énorme renouveau de la vie consacrée, avec la naissance de beaucoup de Congrégations. Au niveau des idées on assiste à la monté du positivisme (Auguste Comte). La science et l’histoire deviennent les clés d’accès à la vérité et à l’avenir. Finie la Providence, l’homme devient le maître de son histoire. De plus, l’industrialisation se développe avec ce qui constituera « le prolétariat ».

Dans ce monde bouleversé qui cherche ses repères, le P. Chaminade rentrant d’exil relance avec de nouvelles méthodes la Congrégation Mariale d’où naîtra la Famille Marianiste. Dès le départ, ce sont toutes les composantes de la société qui y sont représentées. Même s’il existait différentes fractions : les pères de familles, les artisans, etc, les témoignages nous disent que l’unité prévalait et que plusieurs règlements demeuraient lettres mortes. A l’origine de la Société de Marie nous retrouvons cette même diversité dans les membres qui s’y engagent. Y avait-il un projet politique de M. Chaminade voulant recréer une nouvelle société chrétienne qui se serait propagée par contagion ?

C’est possible et il faudrait approfondir ce thème, en tout cas il veut toucher le maximum de monde et c’est dans ce but qu’il voudra multiplier les Ecoles Normales, car, ne l’oublions pas, les œuvres ne sont qu’un moyen, l’essentiel est la propagation de la foi et des mœurs chrétiennes.

Nos premiers Frères ouvriers vont parer au plus pressé, c’est à dire à la cuisine, l’approvisionnement, la lingerie… Les travaux domestiques sont partagés entre tous et il n’est pas questions pour les autres membres d’avoir des domestiques à bon compte. Puis il fallait entretenir le domaine du P. Chaminade, Saint-Laurent, avec des corps de métier qui vont aller en se diversifiant. Au début, je pense que le P. Chaminade n’a pas eu de projet précis pour ces Frères. C’est un homme qui guète les signes des temps, qui porte tout dans la prière, jusqu’au jour ou il acquiert une certitude dans la foi et alors seulement il agit. Ceci nous explique qu’il faudra attendre 1829 pour qu’un travail soit fait en vue des Constitutions. Il ne veut rien brusquer, c’est peu à peu que se dessine le projet de Dieu. On comprend mieux son obstination à intervenir en tant que Fondateur après sa démission de Supérieur Général en 1841. La première branche de Frères ouvriers à se développer est celle des « frères servants » c’est-à-dire des frères travaillant aux différentes tâches autres que l’enseignement et la prédication.

Avec la fondation de Saint-Remy en 1823, nous voyons se développer deux autres branches : les Frères travaillant dans l’agriculture et les Frères qui enseignent différents métiers (apprentissage) aussi bien à des religieux qu’à des laïcs. Ce corps d’enseignants est un souci du P. Chaminade, il en parle aussi bien dans la première mouture demandant au Roi la reconnaissance légale de la SM en 1825 ; que dans sa lettre du 16 septembre 1838 adressée au Pape Grégoire XVI : « La Société de Marie… renferme trois classes : 1° celle des laïques lettrés… 2° celle des ouvriers, qui a pour objet d’ouvrir des Ecoles d’arts et métiers aux jeunes gens du monde, pour les défendre ou les dissuader de la contagion du siècle et leur apprendre à sanctifier leurs travaux par la pratique des vertus chrétiennes ; 3° enfin celle des prêtres… » Les Frères enseignant les travaux manuels seront peu nombreux et les œuvres de ce type se limiteront, à quelques exceptions près, à des orphelinats et à l’œuvre de Saint-Remy en Haute-Saône.

Ce que l’on a appelé « La petite trappe » s’est développée progressivement. A l’origine une demande des Missionnaires du Diocèse de Besançon qui souhaitaient que Saint-Remy puisse recevoir en retraite les hommes qui se convertissaient dans les missions et voulaient, pour un temps ou pour toujours, se retirer du monde. Les ouvriers agricoles affluèrent et une grande communauté naquit. Il fallait lui donner un esprit. Des hommes comme Dominique Clouzet, Pierre Bousquet, l’abbé Chevaux et l’abbé Rothéa s’y employèrent sous la conduite du Fondateur qui tenait beaucoup aux Frères ouvriers. Beaucoup de Frères se sont véritablement sanctifiés à Saint-Remy.

On peut se demander quel rôle si important devaient jouer les Frères ouvriers. En fait c’est relativement simple. Les finances de la Société de Marie étaient continuellement en péril. – Comment soutenir financièrement les œuvres ? se demandait le P. Chaminade. Les domaines de Saint-Laurent, Marast et Saint-Remy pouvait permettre de remplir les caisses de l’Institut naissant et donc soutenir la mission des autres religieux. D’où l’insistance constante du Fondateur pour que les domaines soient mis en valeur et qu’il ne soit fait que des dépenses minimales (contrairement aux grands projets d’investissement de M. Clouzet). Les Frères servants permettaient d’économiser des salaires et avaient l’avantage d’être de la maison.

Le travail du Frère ouvrier est missionnaire puisqu’il soutient toute la Société de Marie, mais s’arrêter à l’aspect financier serait oublier la deuxième face de la mission du Frère ouvrier : la prière et l’offrande de ses souffrances et de lui-même pour la conversion des âmes. Ecoutons le P. Chaminade parler du vœu d’enseignement de la foi et des mœurs chrétiennes : « Quoique dans l’Institut tout le monde n’enseigne pas directement, ils enseignent indirectement en contribuant autant qu’il dépend d’eux, selon leurs moyens, leurs talents et leur zèle au succès et à la prospérité de l’enseignement. »… »D’ailleurs il y a de fervents quoique très simples religieux qui peuvent contribuer davantage par leurs prières et leurs vertus à l’enseignement, que de savants professeurs. Pour convertir les âmes, il faut toucher la miséricorde de Dieu, fléchir sa justice attirer sa grâce. C’est un grand miracle que la conversion d’une âme »[40]

Si les religieux ouvriers faisaient le vœu d’enseignement de la foi et des mœurs chrétiennes c’est qu’ils étaient engagés dans la mission au même titre que les autres. Comme le dit l’article 23 des Constitutions de 1839 : « Ceux qui n’accomplissent pas ce dernier vœu par des œuvres directes, s’en acquittent en travaillant dans l’intention de le favoriser. »

Ce que dit le P. Chaminade dans la lettre du 24 août 1839 concernant les Frères ouvriers résume bien, en quelques mots, leur mission : « A vous, enfin, de dire, à ceux qui sont employés dans le service intérieur des maisons ou aux arts et métiers, l’esprit et le secret de leur divine mission : nous l’avons consigné dans nos saintes Règles, quand nous avons établi la manière dont ils concourent à l’œuvre générale de l’enseignement; nous leur avons montré comme ils contribuent puissamment par leurs travaux, leur zèle et leurs prières à étendre le règne de Jésus et de Marie dans les âmes. Leur part est en effet si belle ! Nouveaux Joseph, ils sont chargés d’assister et de soutenir les enfants de la sainte famille dans leurs pénibles ministères. » L’image de saint Joseph correspond bien à la mission du Frère ouvrier, c’est peut être là une clé qu’il faudrait utiliser pour écrire sa spiritualité. Dans ce domaine il serait nécessaire d’étudier plus à fond la spiritualité du Frère ouvrier. Mon travail ne répond que peu à cette attente.

Il est étonnant de constater que l’image du Frère ouvrier de Saint-Remy est devenue en quelque sorte l’idéal dans les Constitutions de 1839. C’est en quelque sorte un trappiste ouvrier qui se dessine derrière les articles le concernant. Je pense que cela devrait rester une interrogation pour la SM puisque ce type de religieux à pratiquement disparu et qu’il n’existe, à ma connaissance, aucune œuvre permettant de vivre « la petite Trappe ». Je fais remarquer en passant qu’il faudrait une formation adaptée à qui voudrait vivre ce type de vie…

Conclusion

Les temps ont changé, les attentes aussi, que doivent être les Frères ouvriers d’aujourd’hui ? Comment peuvent-ils puiser dans l’héritage Chaminadien pour vivre leur idéal ? Ces questions demandent une réflexion en profondeur qui tiendrait compte des aspects socio-politiques des différents pays dans lesquels les religieux marianistes sont présents et de divers autres paramètres.

Je me suis souvent posé la question de savoir si la crise du chômage dans la société occidentale ne devait pas être une invitation pour les Frères ouvriers à s’engager dans la         création de petites entreprises d’insertions vivant plus concrètement la doctrine sociale de l’Eglise ?

Il reste un chantier à ouvrir au niveau de la spiritualité et de la formation des Frères ouvriers. Il s’agit pour tous d’être attentif aux vocations de Frères ouvriers. Je pense que des vocations n’aboutissent pas parce qu’un jeune qui n’a pas fait d’études supérieures, mais qui a un métier en main, n’a pas eu l’occasion de rencontrer des vocations qui soient proches de ce qu’il est et de ce qu’il vit au quotidien.

Le troisième millénaire pointe à l’horizon, le deuxième centenaire des Marianistes aussi. Comment privilégier cette branche qui nous est très essentielle? Telle est la question que je laisse à nos Supérieurs et dans laquelle je suis prêt à cheminer.

NOTES

[1] On lira avec beaucoup d’intérêt une étude sur ce sujet dans une perspective africaine : Léo Pauels. Des communautés au service du développement. Les « frères ouvriers » Marianistes. Noviciat Marianiste. Abidjan. 1991. 100 pages.
[2] J.B. Lalanne. Notice Historique… Saint-Cloud. 1858. p 8.
[3] Joseph Verrier. La Congrégation mariale de M. Chaminade. Tome 4 A p 132.
[4] Cf. AGMAR 17.1.2.
[5] Circulaire Simler n° 14 et J. Simler. Guillaume Joseph Chaminade. Paris 1901 p 377-378, 407-408.
[6] Cf. Les frères ouvriers dans la Société de Marie au temps du père Chaminade. p 34-35.
[7] J. Simler. Vie de l’abbé de Lagarde. Paris 1887. Tome 1 p 79.
[8] Lettres de M. Chaminade. Tome V. n°1179. 18 octobre 1839.
[9] Lettres de M. Chaminade. Tome second. n°536. 9 juillet 1830.
[10] AGMAR 28.2.577.
[11] Lettres de M. Chaminade. Tome V n°1179. A M. Clouzet, Saint-Remy.
[12] Voici les oeuvres qui furent proposées au P. Chaminade et auxquelles il n’a pu donner suite : « l’Etablissement Royal de Saint-Joseph » à Versailles (1827); l’Ecole normale agricole de garçons et la colonie d’orphelins d’Amiens (1829); l’oeuvre des jeunes détenus de la prison de Bellevaux aux environs de Besançon (1830); une maison d’arts et métiers à Besançon pour les enfants pauvres (1839); une Ecole d’arts et métiers pour les enfants trouvés à Reims (1843); il fut également proposé de fonder une ferme école à Ebersmünster (1840).
[13] Lettres de M. Chaminade. Tome IV n°1076. 16 septembre 1838.
[14] Cf. AGMAR 17.4.203. p 3 et J. Simler. Guillaume Joseph Chaminade. Paris 1901 p 537-538.
[15] Lettres de M. Chaminade. Tome I n°237 et 252.
[16] In Emile Joyeux. Si Saint-Remy m’était conté. 1961. p 79
[17] Lettres de M. Chaminade. Tome II n°410.
[18] AGMAR 27.1.621. 5 mars 1831.
[19] AGMAR 155.1.88.
20 AGMAR 21.1.384.
[21] Lettres de M. Chaminade. Tome III n° 660. 14 janvier 1833. A M. Chevaux, Saint-Remy.
[22] AGMAR RSM 1.2. et 10.
[23] Lettres de M. Chaminade. Tome IV n° 1016. 23 décembre 1837. A M. Clouzet, Saint-Remy.
[24] Lettres de M. Chaminade. Tome VIII n° S. 926 bis. 17 janvier 1837. A M. Clouzet, Saint-Remy.
[25] Lettres de M. Chaminade. Tome IV n°1006. 31 octobre 1837.
[26] Cf. Circulaire du Bon Père Caillet n°73-75, suivies de quelques notices biographiques. Cahier manuscrit, Bibliothèque S.M. de la communauté de Rèves.
[27] Lettres de M. Chaminade. Tome II p 271.
[28] AGMAR 155.1.86.
[29] Lettres de M. Chaminade. Tome IV n° 1107. 29 décembre 1838. A M. Fridblatt, Courtefontaine.
[30] AGMAR 17.5.319. p 74-76.
[31] AGMAR 17.5.319. p 46.
[32] Lettres de M. Chaminade. Tome III n° 847. 18 juillet 1836. A M. Clouzet, Saint-Remy.
[33] Lettres de M. Chaminade. Tome VIII n° S 1042 bis. 7 avril 1838. A M. Clouzet, Saint-Remy.
[34] Lettres de M. Chaminade. Tome IV n° 1059. 24 juillet 1838. A M. Clouzet, Saint-Remy.
[35] Lettres de M. Chaminade. Tome IV n° 1016. 23 décembre 1837. A M. Clouzet, Saint-Remy.
[36] Cf. annexe.
[37] Lettres de M. Chaminade. Tome V n° 1163. Aux prédicateurs de retraites. 24 août 1839.
[38] Gérald J. Schnepp, S.M. Situation économique de la Société de Marie en 1962 – Les Frères ouvriers. 15 février 1964. Office de travail n°1 p 68-69.
[39] Règle de vie 1983. Art. 13.
[40] Notes de retraite 1822. Livre Rouge p 213 n°239-240.

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