Vie du Père Chaminade

Une jeunesse préservée

Le 16 mars 1789, se réunissaient à Périgueux les représentants des trois ordres du Périgord convoqués afin d’élire leurs députés aux Etats Généraux. Parmi les membres du clergé, deux jeunes prêtres : les frères Louis- Xavier et Guillaume-Joseph Chaminade, âgés respectivement de 31 et pas tout à fait 28 ans. Tous deux venaient de Mussidan, où leur frère aîné, Jean-Baptiste, dirigeait pour encore peu de temps (il était très malade) le collège-séminaire Saint Charles. Bien évidemment, ni l’un ni l’autre des deux frères

ne se doutait que cette réunion était le point de départ d’une série d’événements qui allaient révolutionner (au sens propre !) la France. Pourtant, ni l’un ni l’autre n’était hostile aux idées nouvelles : comme la majorité de leurs contemporains, ils attendaient avec confiance les réformes que le roi Louis XVI, n’allait pas manquer d’apporter au Royaume. Mais qui donc était Guillaume-Joseph ?

Né à Périgueux le 8 avril 1761, il était le dernier enfant d’une famille nombreuse. Son frère aîné, Jean-Baptiste, né en 1745, était, deux ans auparavant, entré au noviciat des Jésuites à Bordeaux. Mais en 1763, l’ordre des Jésuites fut supprimé en France. C’est alors, sans doute, que Jean-Baptiste, encore séminariste, entra au Collège-séminaire de Mussidan où peut-être commença-t-il à enseigner tout en poursuivant ses études qui le menèrent à la prêtrise en 1769. En 1771, il devint pratiquement supérieur du séminaire où ses deux plus jeunes frères étaient venus le rejoindre : d’abord Louis, qui avait pris comme deuxième prénom de confirmation celui de Xavier, puis Guillaume, devenu Guillaume-Joseph, lui aussi après sa confirmation. Les deux frères poursuivirent donc leurs études, sous la direction affectueuse de leur frère aîné. Selon la coutume de l’époque, très rapidement ils furent amenés à aider de leurs conseils les plus jeunes de leurs condisciples selon une forme d’enseignement que l’on pourrait qualifier de mutualiste !

C’est durant ces premières années au col- lège que se produisit l’accident connu qui devait lier Guillaume-Joseph au sanctuaire marial de Verdelais, près de Bordeaux ! Au cours d’une promenade, en jouant avec ses camarades au fond d’une carrière, le jeune Guillaume fut atteint par une pierre qui lui déboîta la cheville. Il fallut le porter jusqu’à la maison. Au bout de six semaines, sa cheville n’allait pas mieux. C’est alors que Jean-Baptiste lui suggéra d’avoir recours à Notre-Dame et les deux frères firent le vœu d’aller en pèlerinage à Verdelais si Guillaume guérissait. La guérison fut si prompte que Guillaume-Joseph la regarda toujours comme miraculeuse. Bien sûr, les deux frères accomplirent leur vœu et se rendirent à pied au sanctuaire marial de Verdelais, sanctuaire auquel toute sa vie le Père Chaminade devait demeurer très attaché.

Quelques années plus tard, nous retrouvons les deux frères, Louis-Xavier et Guillaume- Joseph au séminaire de Laon, puis à Paris (pour peu de temps, semble-t-il, au moins pour Guillaume-Joseph), où ils se préparent à la prêtrise. Ordonnés prêtres l’un après l’autre, ils reviennent à Mussidan où Guillaume-Joseph enseigne, entre autres, les mathématiques, en même temps qu’il participe, avec ses frères à la direction de l’établissement dont il devient le syndic (sorte d’économe) et qui semble avoir acquis, alors, une réelle notoriété.

Cathédrale de Périgueux

A Mussidan, l’on n’était pas coupé du monde ! L’on s’y tenait, au contraire, fort informé des idées nouvelles. Ce sont donc deux jeunes prêtres cultivés et avertis qui ont participé, en 1789, à l’élection des députés du clergé du Périgord. Mais qui pouvait alors se douter des événements qui allaient suivre ?

Dans la tourmente révolutionnaire

Malgré les premiers troubles révolutionnaires qui ne manquèrent pas de trouver des échos dans la région bordelaise, le collège Saint- Charles de Mussidan poursuivit sa route sous une direction malheureusement bientôt privée de sa tête : en effet, Jean-Baptiste Chaminade, le frère aîné de Louis-Xavier et de Guillaume-Joseph mourut en odeur de sainteté le 24 janvier 1790. La situation s’aggrava lorsque fut votée la constitution civile du clergé, et surtout lorsque l’Assemblée Constituante décida d’imposer à tous les ecclésiastiques de prêter serment à cette constitution (fin 1790). Malgré la ratification royale, les deux frères Chaminade refusèrent le serment et se retrouvèrent donc prêtres réfractaires. Si la persécution ne s’abattit pas immédiatement sur eux, ils n’en furent pas moins rapidement convaincus qu’ils ne pouvaient plus rester à Mussidan. Et, pour des raisons que nous ignorons, Guillaume- Joseph décida, à la fin de l’année 1791, de venir s’établir à Bordeaux.

A cette époque, il n’est pas encore le prêtre clandestin qui se cachera pendant la Terreur, pour la simple raison que la Terreur ne règne pas encore et que, bien que réfractaire à la constitution civile du clergé, ce qui l’empêche d’occuper un poste officiel, Guillaume- Joseph Chaminade ne se sent nullement menacé dans son existence. Au contraire, c’est alors qu’il acquiert une propriété située dans la proche banlieue bordelaise et connue sous le nom de Saint-Laurent. C’est dans cette demeure qu’il installe en avril 1792 ses parents déjà âgés et qui y demeureront durant toute la période révolutionnaire.

Cependant, les premiers véritables troubles révolutionnaires avaient déjà commencé et la situation s’aggrava singulièrement à partir du mois de juillet 1792, après que l’on eût appris que la Patrie avait été déclarée en danger par l’Assemblée Législative. A Bordeaux, deux prêtres réfractaires, dont le vicaire général, sont massacrés par la foule. Comme beaucoup de ses confrères Louis-Xavier, qui s’était installé à Périgueux, décida d’émigrer et, après un bref passage à Bordeaux, partit pour l’Espagne. Guillaume- Joseph, lui, demeura en France.

C’est ainsi qu’il vécut à Bordeaux toute la période de la Terreur, obligé de se ca- cher sous des déguisements divers, toujours à la merci d’une dénonciation. La légende veut qu’il ait parcouru les rues déguisé en chaudronnier ou en marchand d’épingles, et sans doute manqua-t-il plus d’une fois d’être arrêté ! Mais Dieu veillait sur son serviteur qui bénéficia de l’aide d’amis fidèles. Une autre légende veut en effet qu’il ait été sauvé par la présence d’esprit d’une servante qui le dissimula sous un cuveau à lessive sur lequel elle offrit à boire aux sans- culottes qui le pourchassaient ! C’est aussi à cette époque qu’il fit la connaissance de Mlle de Lamourous, future fondatrice des sœurs de la Miséricorde… Et la fin de la Terreur (juillet 1794) le trouva, toujours à Bordeaux, prêt à reprendre du service au grand jour.

Malheureusement pour peu de temps. En effet, en 1797 la  » terreur sèche  » instituée par le Directoire l’obligea à prendre à son tour la route de l’exil et tout naturellement il rejoignit à Saragosse d’autres prêtres français dont son frère, Louis- Xavier. La vie des exilés était loin d’être facile. Mais c’est dans l’épreuve que se forgent les caractères et c’est là, aux pieds de Notre Dame del Pilar, que Guillaume-Joseph Chaminade eut l’intuition de l’œuvre de restauration chrétienne qu’il entreprendrait à son retour en France, avec l’aide et sous les auspices de Marie.

Enfin, la Révolution est close avec l’arrivée d’un nouveau régime, le Consulat (fin 1799) dont une des premières décisions fut d’autoriser le retour des émigrés (20 octobre 1800). Informés de cette bonne nouvelle, c’est tout naturellement que Guillaume- Joseph et Louis-Xavier Chaminade reprirent le chemin de la France. A la fin de l’année 1800, ils entraient dans Bordeaux. L’heure d’agir était venue… Guillaume-Joseph avait alors 39 ans…

Une Eglise à reconstruire

Lorsque Guillaume-Joseph Chaminade entre dans Bordeaux, en novembre 1800, il retrouve une Eglise plongée dans le chaos. Le clergé régulier n’existe plus. Le clergé séculier est divisé. Les prêtres constitutionnels ont été pratiquement abandonnés par l’Etat depuis le mois de septembre 1794. La Convention a en effet décidé, le 18 septembre, que désormais la République ne paierait plus les frais ou le salaire d’aucun culte. Quelques mois plus tard (le 21 février 1795), la même assemblée votait la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Beaucoup de prêtres avaient abandonné le culte : certains s’étaient mariés, d’autres, plus ou moins soumis à la pression des Révolutionnaires, s’étaient simplement « déprêtrisés ». Cependant un clergé constitutionnel se maintenait, en principe le seul reconnu par l’Etat : il essayait même de s’organiser. Nous sommes un peu trop habitués à considérer ce clergé comme constitué de « mauvais prêtres ». Ce n’était pas forcément le cas ! ! Beaucoup de curés, en particulier, n’avaient prêté le serment demandé à la constitution civile du clergé que pour ne pas abandonner leurs paroissiens ! D’autres, il est vrai, par conviction politique : ils n’étaient pas pour autant de mauvais chrétiens ! Ils continuaient, vaille que vaille, de maintenir les paroisses (quand les églises n’avaient pas été fermées, ou démolies), et les évêques survivants (car un certain nombre avaient été guillotinés !) d’administrer, ou d’essayer d’administrer leurs diocèses.

Face à ce clergé, l’ancien clergé réfractaire, était lui aussi divisé. Si le nouveau régime avait autorisé les émigrés à rentrer en France, il avait demandé à tous les prêtres de promettre d’obéir à la nouvelle constitution (celle du Consulat). Tous les prêtres naguère constitutionnels avaient bien sûr obéi, plus un certain nombre de prêtres réfractaires (car cette promesse était purement d’ordre politique et ne touchait pas l’organisation de l’Eglise) ; mais pas tous. D’où une nouvelle division. Si l’on ajoute que les dirigeants politiques étaient pour la plupart ouvertement athées ou en tous cas hostiles au catholicisme, mais que le peuple français, lui, dans l’ensemble, demeurait profondément attaché à la religion (mais ne sachant plus très bien « à quel saint se vouer »), on a un petit aperçu de la situation chaotique à laquelle va se trouver confronté le Père Chaminade.

Mais devant laquelle il ne se trouve pas pris au dépourvu ! En effet, comme beaucoup de prêtres en exil, et notamment de nombreux prêtres exilés en Espagne, il a profondément réfléchi… et prié aux pieds de la Vierge de Saragosse. Et selon toute vraisemblance, il a mis au point un plan d’action : non pas un de ces plans où tout serait prévu à l’avance, mais une idée générale qu’il suivra désormais sans se laisser détourner de sa route par les aléas du chemin.

Et d’abord, agir avec la Vierge Marie ! Il est à noter qu’au début du XIXème siècle, plusieurs congrégations seront fondées qui se placeront sous la protection de la Vierge et dont deux au moins prendront même l’appellation de « société de Marie » : la société de Marie (Marianistes) et la société de Marie (Maristes), sans parler des Fils de Marie Immaculée, mieux connus sous le nom de Pères de Chavagnes et dont le fondateur, le Père Baudoin, a lui aussi été exilé en Espagne. Sans doute ce dernier a-t-il connu, comme le Père Chaminade, les projets élaborés par le jeune Bernard Daries, ancien élève de Mussidan, mort prématurément mais non sans avoir envisagé la constitution d’une société de Marie appelée, d’une certaine manière, à remplacer la société de Jésus (Jésuites) alors supprimée. L’originalité du Père Chaminade, nous le savons, sera de ne pas tant se placer sou la protection de Marie mais d’agir avec elle, en quelque sorte comme avec une alliée.

Autre intuition du Père Chaminade, dans un pays qui méritait alors, plus qu’en 1943, l’appellation de « pays de mission », celle de s’appuyer sur les laïcs pour rechristianiser la France : les premiers chrétiens, après tout, qu’étaient-ils sinon des laïcs ?

C’est donc en homme mûri par l’épreuve de l’exil, mais bien décidé à agir, que Guillaume-Joseph s’installe à Bordeaux où, d’ailleurs, il n’est pas sans compter des amis ! Et sans tarder, il ouvre, dans une maison particulière, un oratoire où bientôt les fidèles se presseront et où il recrutera ses premiers disciples.

 

La Congrégation

Pour rechristianiser la France, Chaminade avait selon toute vraisemblance envisagé, durant son séjour à Saragosse, de fonder une Congrégation mariale. De telles congrégations avaient existé dans la France d’Ancien Régime : mais elles regroupaient, en principe, une « élite », tant sur le plan chrétien que sur le plan de la société. L’originalité du Père Chaminade, là encore, fut de concevoir une congrégation capable de rassembler non pas une élite, mais simplement de simples chrétiens, pris dans tous les milieux, mais désireux de s’instruire dans la religion et de se perfectionner : bref, de s’évangéliser mutuellement. Chacun étant comme « en mission permanente ». Et sans tarder, il se mit à l’œuvre.

La légende veut que, dès le mois de décembre 1800, lors d’une messe célébrée dans son oratoire, le Père Chaminade ait repéré deux jeunes gens. Les ayant appelés après l’office, ils les invita à faire connaissance et à revenir avec, chacun, un prosélyte. Les jeunes gens revinrent et, de fil en aiguille, se trouvèrent bientôt au nombre de douze, à l’origine de la Congrégation née le 2 février 1801. En réalité parmi les fondateurs, dont on a gardé les noms, on retrouve ceux de jeunes gens connus du Père Chaminade avant même son départ en exil. Mais peu importe. En février 1801, la Congrégation mariale est née qui regroupera bientôt des dizaines, puis des centaines de membres. Pour une organisation plus efficace, le Père Chaminade la divisa bientôt en sections : les jeunes gens, puis les jeunes filles (avec l’aide de Marie-Thérèse de Lamourous qui venait de fonder la Miséricorde, œuvre destinée à accueillir celles que l’on appelait alors « filles repenties »), les hommes mûrs, les dames, etc. Chaque section avait sa propre organisation et ses réunions, mais régulièrement il se tenait des assemblées générales, et normalement tous se retrouvaient à la messe dominicale (et pour la grande fête de la Congrégation, le 8 décembre). Une organisation alors très originale et qui illustre bien le propos du Père Chaminade : « union, sans confusion ». En 1804, alors que le nombre des congréganistes atteignait près de 500, le Père Chaminade prit à bail la chapelle de la Madeleine, qu’il achètera un peu plus tard, ainsi qu’un petit bâtiment adjacent. Enfin il tenait l’endroit idéal pour organiser toutes les rencontres.

Pendant ce temps, l’histoire avait marché. Le Concordat, signé en 1801 entre le Premier Consul, Bonaparte, et le Pape, Pie VII, est enfin entré en application à partir du mois de mai 1802. Le Premier Consul a donc nommé les nouveaux évêques, qu’il a eu soin de prendre pour partie parmi les anciens évêques réfractaires et parmi les anciens constitutionnels. C’est ainsi que l’évêque constitutionnel de Bordeaux, Mgr Lacombe, fut nommé évêque de Poitiers, cependant que l’ancien évêque réfractaire de Vienne, Mgr d’Aviau, devint archevêque de Bordeaux[1]. Ce dernier arriva fin juillet 1802. Le plus dur lui restait à faire : réorganiser son diocèse, en particulier en nommant les curés. Ce ne fut pas chose aisée ! Il lui fallut pratiquement un an pour y parvenir… Le Père Chaminade, désireux de se consacrer uniquement à son œuvre (en 1801, il avait déjà reçu à sa demande, du pape Pie VII, le titre de « missionnaire apostolique »), fut simplement nommé chanoine par le nouvel archevêque qui lui manifesta rapidement une confiance, pour ne pas dire une amitié qui ne se démentiront pas. Sans compter une réelle reconnaissance : lorsque enfin, en 1804, Mgr d’Aviau put rouvrir un séminaire, la plupart des premiers séminaristes furent alors des membres de la Congrégation !

Mais la paix religieuse ne dura pas longtemps. En effet, à partir de 1807, l’Empereur Napoléon et le Pape sont en désaccord. Comme le second refusait d’adhérer au Blocus Continental décrété par le premier contre l’Angleterre, l’Empereur décida, en 1809, d’annexer purement et simplement les Etats Pontificaux. A cette spoliation, le Pape riposta par une bulle d’excommunication. De nouveau, c’était, sinon la guerre, du moins la mésentente entre l’Eglise Catholique et le gouvernement français. Qu’allait devenir la Congrégation dans ce contexte ?

Autant qu’on puisse le savoir, le Père Chaminade n’a jamais fait de politique ! Certes, selon toute vraisemblance, il était royaliste de cœur ; mais avec sagesse, il pensait que ce n’était pas son rôle à lui, missionnaire apostolique, de se mêler de querelles ou de conspirations[2]. Et comme de nombreux catholiques, il était reconnaissant à Bonaparte d’avoir su ramener la religion en France. Mais à partir de 1807, et surtout de 1809, nous l’avons vu, les relations se tendent entre l’Eglise et l’Empereur et tout catholique devient suspect aux yeux de la police impériale. Cette dernière n’a pas pu empêcher, en effet, que ne soit connue l’excommunication de l’Empereur. Un jeune noble français, Alexis de Noailles, membre d’une congrégation mariale parisienne avec laquelle le Père Chaminade entretenait des relations épistolaires, réussit à faire entrer la bulle d’excommunication en France et à la diffuser. Très rapidement, elle fut répandue dans les milieux catholiques. Le gouvernement riposta en supprimant la Congrégation de Paris et, pour faire bonne mesure, en supprimant également la Congrégation de Bordeaux (fin 1809). Ceci d’autant plus que la ville de Bordeaux dans son ensemble manifestait de forts sentiments anti-napoléoniens. Il faut dire que la ville dont le port était la grande richesse a beaucoup souffert sous l’Empire de la guerre contre l’Angleterre qui entraîna la décadence du commerce maritime.

De 1809 à 1814, la Congrégation de la Madeleine n’existe donc plus. Du moins officiellement. On peut penser que les congréganistes, eux, continuaient à se rencontrer et surtout à rencontrer leur père spirituel. C’est du reste durant ces années (ou peu avant) que vraisemblablement plusieurs jeunes congréganistes se consacrèrent par des promesses afin de vivre, sous le nom de l’Etat, un état de vie religieux dans le monde, prémices des futures congrégations religieuses (et premier institut séculier marianiste). Quant au Père Chaminade, il poursuivait ses activités à la Madeleine et auprès de ses différents dirigés, dont bien sûr Marie-Thérèse de Lamourous et au nombre desquels, depuis quelque temps, on notait une jeune fille de la région d’Agen avec laquelle il entretenait une correspondance régulière : Adèle de Trenquelléon.

1814 : la France est envahie. En vain Napoléon, ayant « chaussé les bottes du général de l’armée d’Italie », multiplie les exploits en Champagne pour tenter d’arrêter ses ennemis. Au sud, venant d’Espagne, les anglais franchissent les Pyrénées. En mars 1814, ils entrent dans Bordeaux accompagnant le duc d’Angoulême (fils du futur Charles X)   en l’honneur de qui la ville pavoise ! A la fin du même mois, les alliés entrent dans Paris. Alors se succédèrent rapidement l’abdication de Napoléon et son départ pour l’Ile d’Elbe cependant que la monarchie était restaurée. Et rapidement, dans les jours qui suivirent, la Congrégation fut reconstituée.

1815 ! Un an à peine après que Bordeaux ait acclamé le duc d’Angoulême tombe la nouvelle : Napoléon est de retour ! ! ! A la fin du mois de mars, c’est lui qui rentre dans Paris et rétablit l’Empire. Bien sûr, tous les esprits sont bouleversés, et particulièrement à Bordeaux dont l’économie a tout à redouter d’une reprise de la guerre contre l’Angleterre. La Congrégation de la Madeleine est à nouveau dissoute, et le Père Chaminade est même arrêté à la fin du mois de mai, puis éloigné de Bordeaux. Mais le 18 juin, Napoléon était battu à Waterloo ! ! Quelques jours encore, et ce fut la deuxième abdication de l’Empereur, puis le retour du roi Louis XVIII après cent jours d’absence ! ! Chaminade libéré et de retour à Bordeaux pourra désormais poursuivre en paix l’œuvre commencée quinze ans auparavant…

Une jeune fille, nommée Adèle…

Beaucoup plus jeune que le Père Chaminade, Adèle de Trenquelléon, future fondatrice des Filles de Marie Immaculée, naquit le 10 juin 1789 dans le château de Trenquelléon, près du petit village de Feugarolles (dans le Néracais – département du Lot et Garonne). La Révolution venait de commencer… et très vite, les événements se précipitèrent. Monté à Paris pour défendre le roi, comme il estimait que c’était son devoir, le père d’Adèle, le baron Charles de Trenquelléon émigra à la fin de l’année 1792, laissant sa jeune femme qui attendait un deuxième enfant : celui-ci, un garçon, naîtra en janvier 1793. Madame de Trenquelléon se retrouve seule, avec deux enfants en bas âge, dans un pays en proie aux troubles d’une révolution sanglante. La famille, cependant, devait être aimée de la population environnante car elle survécut à la Terreur. Cependant en 1797, de nouveau c’est la Terreur qui s’abat sur la France… une Terreur « sèche », heureusement (c’est à dire : sans guillotine) ! Mais madame de Trenquelléon se retrouve inscrite par erreur sur la liste des émigrés et doit précipitamment quitter la France. Bien sûr, elle emmène avec elle ses deux enfants et part pour l’Espagne, puis le Portugal où bientôt son mari pourra venir la rejoindre. Jusqu’à ce que le premier consul permette aux émigrés de rentrer dans leur pays. Avec bonheur, toute la famille (enrichie d’un troisième enfant) peut enfin retrouver sa demeure en novembre 1801.

La petite fille qui rejoint la France en ce début de siècle a certainement été marquée par les perturbations, mais sans doute moins qu’on ne pourrait le penser car elle était protégée par une mère remarquable de sang-froid et de courage. Elle-même était une petite fille vive et intelligente, et malgré son jeune âge déjà profondément pieuse. Ne voulait-elle pas rester en Espagne pour entrer au Carmel ? A douze ans… Ses parents, avec raison, ont estimé que c’était un peu jeune et docilement, elle s’est rendue à leurs raisons !

Adèle grandit. Toujours très vivante, toute d’un premier mouvement, mais avec un cœur d’or et une piété vive et éclairée. Elle reçoit une éducation soignée grâce au précepteur de son frère, M. Ducourneau, qui sait aussi la guider sur le plan spirituel. A quatorze ans, Adèle est confirmée. C’est alors qu’elle fait la connaissance de celle qui sera une amie très fidèle, Jeanne Diché (de quatre ans son aînée), future madame Belloc. Sur les conseils de M. Ducourneau, toutes deux fondent une petite association qui réunira des jeunes filles comme elles désireuses d’être apôtres. Les transports n’étaient pas alors ce qu’ils sont maintenant ! Les voyages étaient longs et les rencontres rares. Cette « petite  société » sera toute spirituelle (dans tous les sens du terme, car c’est avant tout en esprit que les associées se retrouveront) et le lien sera établi par lettres. Et rapidement c’est Adèle, bien que la plus jeune, qui devient l’âme de l’association. Ce qui n’est pas sans représenter une lourde tâche : ce n’est pas rien que d’écrire des lettres, d’encourager, de répondre aux questions… Et Adèle ne se contente pas de cela : en dehors de l’écriture, elle ne reste pas inactive ! Elle s’intéresse, entre autres, aux enfants des environs à qui elle fait elle-même la classe, les instruisant en particulier, bien sûr, dans la religion. Souvent dans ses lettres revient la formule : « je vous laisse, car mes écoliers arrivent… » Pour se procurer l’argent nécessaire à ses aumônes, elle n’hésite pas à se lancer dans l’élevage !…

C’est en 1808 que vont se nouer les liens (au départ, uniquement épistolaires) entre Adèle de Trenquelléon et le Père Chaminade. Très vite, Adèle trouve dans le prêtre le guide spirituel dont elle sentait le besoin (M. Ducourneau ayant suivi son frère Charles à Paris), et lui, en elle, la disciple qu’il attendait. Elle refuse un mariage qui lui a été proposé par ses parents. Mais c’est aussi à cette époque que M. de Trenquelléon tombe gravement malade. Adèle le soignera avec dévouement jusqu’à sa mort, en 1815, le jour même de la bataille de Waterloo (18 juin 1815). Adèle et quelques unes de ses amies vont alors pouvoir réaliser le rêve qu’elles caressent depuis quelques années : fonder une congrégation religieuse missionnaire. Mais où ? Et comment ?

La fondation des deux Instituts Marianistes (1816 – 1817)

Nous sommes le 25 mai 1816. Adèle de Trenquelléon accompagnée de trois amies descend de voiture devant une vieille maison, appelée « le Refuge », que leur a trouvée l’amie fidèle, Jeanne Diché, madame Belloc, qui est venue à leur avance. Le soir même arrive de Bordeaux Marie-Thérèse de Lamourous déléguée par le Père Chaminade (qui n’a pu lui-même faire le voyage) pour aider les jeunes filles à s’organiser. Mgr Jacoupy, l’évêque d’Agen, bénit le petit groupe qui porte en lui tout l’avenir : celui de l’institut des Filles de Marie Immaculée. 

Quelques jours plus tard, le Père Chaminade arrive à son tour à Agen. Par une série de conférences, il aidera les futures religieuses à pénétrer l’esprit de leurs futures constitutions afin de devenir ce qu’il appelle de ses vœux depuis si longtemps : des religieuses missionnaires, qui agissent avec Marie. Mais alors une difficulté inattendue va surgir entre l’évêque d’Agen et lui. En effet, le Père Chaminade souhaite voir « ses filles » prononcer des vœux perpétuels, qui soulignent leur don au Seigneur.

Mais ceci, à l’époque, implique la clôture, ce qui semble ne pas pouvoir favoriser le travail missionnaire que Mgr Jacoupy et Adèle elle-même souhaitaient entreprendre. Cependant, tous deux se rendirent aux raisons évoquées par celui qui se considère toujours avant tout comme missionnaire apostolique : les futures religieuses, dont Adèle va devenir la première supérieure, feront des vœux perpétuels[3] et de ce fait seront cloîtrées.

Ce qui ne les empêchera de développer une grande activité entre les murs de leur couvent, accueillant enfants et jeunes filles afin de les instruire, organisant à partir de la « petite société » une Congrégation à l’image de celle de la Madeleine et qui va bientôt se développer, en particulier grâce à l’activité inlassable de madame Belloc.

En 1836, enfin, se constituera un véritable Tiers-Ordre régulier qui développera à l’extérieur l’action des religieuses. Adèle, malheureusement, décédée prématurément le 10 janvier 1828, ne verra pas cette réalisation qui perdurera jusqu’en 1921, date à laquelle le Tiers Ordre fusionnera avec les Filles de Marie.

Cependant, de retour à Bordeaux le Père Chaminade allait bientôt connaître sans doute la plus grande joie de sa vie et voir se concrétiser le rêve caressé depuis son exil à Saragosse, et mûri aux pieds de Notre Dame du Pilier. C’est en effet en 1817, peut-être le 1er mai selon une certaine tradition, qu’il reçut la visite d’un jeune congréganiste et membre de l’Etat, M. Lalanne, venu lui confier son désir d’être religieux selon les vues mêmes du Père Chaminade.

Ce dernier, ému aux larmes, se serait écrié : « Dieu soit béni ! Sa volonté se manifeste et le moment est venu de mettre à exécution le dessein que je poursuis depuis trente ans qu’il me l’a inspiré !… Faisons donc une association religieuse par les trois vœux de religion… et mettons le tout sous la protection de Marie Immaculée à qui son divin fils a réservé la dernière victoire sur l’enfer… Soyons, mon enfant, soyons dans notre humilité, le talon de la femme ! » Et le 2 octobre de la même année, ce même Lalanne avec quatre autres jeunes hommes s’engageaient officiellement dans le nouvel Institut.

Ce qui permettra à Adèle de Trenquelléon, désormais appelée Mère Marie de la Conception, d’écrire quelques mois plus tard à une amie : « Je ne sais si je vous ai marqué que notre bon Père a formé, à Bordeaux, sous l’autorisation de Mgr l’archevêque, une petite communauté de notre Ordre. Ils sont encore très peu nombreux mais bien édifiants : on les appelle ‘la Société de Marie’ ».

Des années de dur labeur (1817 – 1850)

A partir de 1818, l’histoire du Père Chaminade se confond avec celle de la Société de Marie, rapidement surnommée « Marianiste ». Très vite, le nouvel institut religieux prit, sous l’impulsion du Fondateur les caractéristiques extérieures qui devaient rester les siennes jusqu’à nos jours. D’abord la composition mixte, c’est à dire le regroupement dans un même ensemble de religieux prêtres et de religieux laïcs ; l’absence de costume particulier : les prêtres habillés comme de simples prêtres de paroisse, et les laïcs comme les hommes de leur temps ; et rapidement, le principal apostolat : l’éducation de la jeunesse par le biais des écoles. La première école fut ouverte à Bordeaux en 1819.

Assez rapidement, elle devint trop petite et il fallut trouver d’autres bâtiments plus vastes. La nouvelle école prit le nom d’Institution Sainte Marie, première d’une longue série d’établissements scolaires, en France d’abord, puis très vite en Europe, en Amérique et ailleurs, à porter le nom de Marie. En véritable novateur, le Père Chaminade se préoccupa de la formation des maîtres et envisagea la création d’écoles normales. Dès 1825, non sans d’âpres négociations, il obtint de l’Etat la reconnaissance civile de la Société de Marie.

Comme nous l’avons vu précédemment, le Père Chaminade ne faisait pas de politique. Il accepta donc – peut-être à contre-cœur – la Révolution de juillet 1830 et le roi Louis-Philippe, et prêta le serment que le nouveau régime imposait. Si la Révolution contrecarra ses plans relatifs aux écoles normales, elle n’empêcha pas la Société de Marie de poursuivre son essor. Et très vite, de s’étendre loin de Bordeaux et du Sud-Ouest où elle avait pris naissance. Il faut bien se rappeler qu’à cette époque les voyages étaient encore lents et périlleux pour mieux apprécier le fait que dès le début des années 1820, la Société de Marie put prendre pied dans l’est de la France, en Franche-Comté puis en Alsace « dont sont sortis tous les bienfaits de l’expansion marianiste hors de France », écrit le Père Vasey (dans son livre : G. –J. Chaminade, un nouveau portrait).

Ceci grâce à un jeune religieux d’origine alsacienne mais venu s’initier au monde du commerce à Bordeaux : Louis Rothéa. Durant ces mêmes années, le Père Chaminade caressa l’espoir de voir le sanctuaire de Verdelais confié aux Marianistes. Mgr d’Aviau lui était tout acquis, mais son entourage y fit obstacle. Mgr d’Aviau déjà très âgé ne put ou n’osa s’imposer. A sa mort, en 1826, il fut remplacé par Mgr de Cheverus qui avait la réputation d’avoir peu de sympathie pour les religieux ! Et il faudra attendre le XXIème siècle pour voir le sanctuaire de Verdelais confié aux fils du Père Chaminade !

En 1839, enfin, le Père Chaminade connut une grande joie : l’approbation par le Pape Grégoire XVI de ses fondations religieuses ! Grande joie, mais aussi la dernière, peut-être, avant les épreuves qui devaient marquer la fin de sa vie. Depuis quelque temps déjà, les fatigues de l’âge venant, il envisageait la possibilité de démissionner de son poste de Supérieur de la Société de Marie, tout en se réservant le droit de nommer son successeur. Cette démission vint plus rapidement que prévue : pour une sombre histoire de dette impayée contractée par des religieux marianistes, il lui fut conseillé de démissionner afin que son nom ne soit pas compromis dans le procès qui s’annonçait.. Ce qu’il fit en 1841.

Mais dans son esprit, il demeurait Supérieur jusqu’à ce qu’il ait nommé son successeur. Les membres du conseil de la Société de Marie (au nombre de trois) ne l’entendaient pas ainsi. En 1844, ils apprennent que le procès est perdu. Le Père Chaminade souhaite alors user de son droit de nommer son successeur ; mais le conseil, en octobre 1845, convoque le Chapitre général qui élit comme supérieur le Père Caillet, au grand dam du Père Chaminade qui se retrouve comme exclus de sa propre famille religieuse. Ainsi que devait le dire le cardinal Donnet en 1873 : « Le Père Chaminade eut beaucoup à souffrir même de la part de ses enfants… je ne doute pas qu’un jour il ne soit élevé sur les autels. »

Le Père Chaminade mourut à Bordeaux le 22 janvier 1850. Il a été béatifié à l’aube du XXIème siècle : le 3 septembre 2000. Il laisse un mot d’ordre à ses enfants : vous êtes tous missionnaires !

Michelle Héraud

[1] Et Mgr Champion de Cicé, archevêque réfractaire de Bordeaux, devint archevêque d’Aix en Provence !

[2] Cependant, parmi les congréganistes bordelais, il y eut de véritables conspirateurs, tel un certain Lafon qui aurait même pris une part active à la conspiration du général Malet en 1812.

[3] Les premiers vœux perpétuels seront prononcés le 25 juillet 1817, presque en cachette, une réaction du gouvernement étant toujours à craindre. Le concordat de 1801 était en effet toujours appliqué (et il le restera pour l’essentiel après de longues et difficiles négociations), qui ne reconnaissait pas les ordres religieux. Aucune association ne pouvait exister sans autorisation du gouvernement.

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