Le Père Chaminade et le Pape

Le Père Chaminade et le Pape

La fête de la Chaire de saint Pierre, le 22 février, [1] honore la charge suprême de l’Eglise demeurée au cours des âges dans la succession du Pêcheur de Galilée sur le siège épiscopal de Rome. [2] Aussi, cette fête nous invite-t-elle à examiner les rapports du P. Chaminade avec le(s) Pape(s).

Un rapide tour d’horizon de l’histoire de la papauté permet de considérer que le P. Chaminade est témoin et, d’une certaine manière, partie prenante du retournement de l’influence de la mission apostolique du Pape. Durant le siècle des Lumières, la papauté connaît un repli sur elle-même et est traitée en puissance négligeable et en puissance étrangère par les monarchies européennes : « Le pouvoir spirituel de Rome tombe depuis quarante ans avec l’accélération des corps graves dans leur chute » (Duclos, 1760). Avec l’invasion de l’Italie par les armées révolutionnaires, il semble invraisemblable que le Pape puisse survivre. Or quelques années suffisent pour renverser la situation, et très rapidement le prestige de la papauté auprès des fidèles et des responsables politiques se révèle supérieur à ce qu’il a été au cours des deux siècles précédents. [3]

La déférence du P. Chaminade à l’égard du Pape s’explique en partie par l’éducation reçue et les vicissitudes de l’histoire dont il est témoin : plus que la théorie, l’action a façonné notre fondateur. [4] Le jeune Guillaume-Joseph est confié à son frère aîné Jean-Baptiste qui a été novice jésuite avant la dissolution de la Compagnie de Jésus ; [5] or un des traits essentiels de la spiritualité ignatienne est la fidélité au Pape. [6] Par ailleurs, au début de la Révolution française, la Constitution civile du clergé oblige le P. Chaminade à opter clairement pour son attachement au Saint-Siège. Bien que dans sa genèse la Constitution civile du clergé ne se veuille pas antichrétienne, le texte est néanmoins vicié par la méconnaissance des droits du Saint-Siège et du caractère propre de l’Eglise. De fait, le serment à la Constitution civile, exigé par l’Assemblée constituante, scinde l’Eglise de France en deux : l’Eglise constitutionnelle et l’Eglise réfractaire fidèle à Rome. [7] Le 9 janvier 1791, le P. Chaminade, convoqué à l’Hôtel de Ville de Mussidan avec ses frères pour faire connaître sa disposition par rapport au serment, refuse de s’y soumettre et explique au peuple le motif de son refus. [8] Nous connaissons la suite de son action à Bordeaux durant la Terreur…

La période révolutionnaire achevée, au terme d’un service comme administrateur du diocèse de Bazas, Rome accorde au P. Chaminade diverses faveurs pour le récompenser de ses actions. Mais celui-ci n’accepte que le seul titre de Missionnaire apostolique : à cette époque, cette distinction est donnée ad honorem à des prêtres diocésains, notamment à ceux qui sont affectés aux missions paroissiales. [9] La mission est la vocation spéciale du Père Chaminade : évangéliser afin de ramener les fidèles dans l’Eglise. Par son titre de Missionnaire apostolique, le P. Chaminade se considère comme investi de cet apostolat par le Souverain Pontife lui-même. [10]

Par la suite, le P. Chaminade recourt régulièrement à Rome pour voir confirmer son apostolat. Ainsi en 1803, obtient-il du Saint-Siège une Bulle qui approuve la Congrégation (de laïques) de Bordeaux en lui accordant des indulgences ; [11] approbation de nouveau donnée en 1819. [12] Lors de la demande de 1819, le P. Chaminade porte à la connaissance du Souverain Pontife ce qu’il a entrepris avec les fondations des Filles de Marie et de la Société de Marie. Le P. Chaminade ne veut « rien entreprendre sans en informer le Père commun des fidèles. » [13] Toutefois, il convient de relever que le P. Chaminade ne sollicite jamais Rome sans avoir au préalable l’appui des évêques dans les diocèses desquels il a des établissements. [14]

En 1838, il sollicite l’approbation définitive de Rome de la Société de Marie et des Filles de Marie et de leurs constitutions respectives. [15] Le fondateur n’obtient pas tout ce qu’il désire, cependant Grégoire XVI lui adresse un décret de Louange des deux Instituts en 1839. [16] La circulaire pleine d’émotion du P. Chaminade, envoyée aux Frères de Marie, donnant communication du décret de Louange, illustre l’importance qu’attache le « Bon Père » aux paroles du Souverain Pontife : « Mes chers Enfants, […] lorsque, à l’avenir, je vous rappellerai l’esprit de nos Constitutions, […] vous détournerez vos yeux de notre indignité personnelle, pour ne plus voir en nous que le Vicaire de Jésus-Christ lui-même… » [17]

A la fin de sa vie, dans le conflit qui l’oppose à ses successeurs, le P. Chaminade recourt à l’arbitrage de Rome. [18] Du fait d’erreurs et de tromperies, le fondateur n’obtient pas gain de cause, cependant il écrit : « J’accepte la nouvelle décision de la Sacrée Congrégation, comme venant de Jésus-Christ même ; je m’y soumets purement et simplement ; je m’y soumets avec joie. » [19]

Les notes d’instructions rédigées entre 1802 et 1809 permettent d’appréhender la pensée du P. Chaminade relative au Pape : « L’unité de pasteur peut être considérée et dans Jésus-Christ seul pasteur proprement dit, pasteur invisible, et dans le Pape, son vicaire, pasteur visible. Dans le Pape, il faut considérer sa primauté d’honneur, sa primauté de juridiction, l’indéfectibilité de sa foi ou son infaillibilité, enseignant, décidant comme chef de l’Eglise… » [20] La déférence du P. Chaminade pour le Pape est la conséquence de sa foi au Christ et à son Eglise : « L’Eglise chrétienne est la société des fidèles qui sont réunis par la profession d’une même foi et par la participation aux mêmes Sacrements, sous l’autorité des pasteurs légitimes, dont le chef visible est le Pape, évêque de Rome, successeur de saint Pierre, vicaire de Jésus-Christ sur la terre. » [21]

Notes

[1] Cet article a été rédigé pour le numéro de V.F.M. (Vie et fraternités marianistes, mensuel de vie chrétienne), de février 2008 ; d’où le rapprochement proposé entre le thème traité et la fête célébrée dans l’Eglise catholique le 22 février.
[2] Cf. Jounel (Pierre), Missel de la semaine. Texte liturgique officiel, Paris, 1996, p. 1593.
[3] Cf. Catholicisme. Hier – Aujoud’hui – Demain, dir. Mathon (G.), Baudry (G.-H.), Guilluy (P.) et Thiery (E.), Pape et papauté, tome 10, Paris-Lille, 1985, pp. 532-542.
[4] Cf. Cortes (Manuel), L’esprit de la Société, c’est l’esprit de Marie – Première partie : En Christ avec Marie, circulaire du Supérieur général n° 1, mars 2007, p. 3 : « Le P. Chaminade n’était pas un théologien, au sens académique ou technique du terme, ni un prédicateur. C’était un missionnaire passionné, un homme profondément préoccupé par l’évangélisation du monde de son temps, engagé corps et âme à éduquer la foi du peuple de Dieu, alors très menacée par le philosophisme et le laïcisme de cette époque. Son zèle missionnaire est l’axe central de tout ce qu’il a vécu et réalisé tout au long de sa vie. »
[5] Cf. Simler (Joseph), Guillaume-Joseph Chaminade, Chanoine honoraire de Bordeaux, Fondateur de la Société de Marie et de l’Institut des Filles de Marie (1761-1850), Paris, 1901, pp. 13-15. Cf. « Les sources » dans Chaminade (Guillaume-Joseph), Ecrits et Paroles. Le temps des laïcs. Les notes d’instructions, vol. 2, présentés sous la direction de Albano (Ambrogio), 1999, p. 17.
[6] Cf. Catholicisme, op. cit., dir. Jacquemet (G.), tome 6, Jésuites, Paris, 1967, pp. 732-747. Aux 17ème et 18ème siècles, dans la France catholique, déchirée par les querelles qui mettent aux prises jansénistes et gallicans, d’une part, et les jésuites, d’autres part, ces derniers sont qualifiés d’ultramontains, c’est-à-dire, partisans du renforcement de l’autorité du Siège apostolique, de la juridiction universelle du pape et de la validité de ses définitions théologiques et de ses condamnations. Cf. Catholicisme, op. cit., dir. Mathon (G.), Baudry (G.-H.), Ultramontanisme, tome 15, Paris-Lille, 2000, p. 440.
[7] Cf. Catholicisme, op. cit., dir. Jacquemet (G.), tome 3, Constitution civile du clergé, Paris, 1952, pp. 118-125.
[8] Cf. Simler (Joseph), op. cit., pp. 35-36.
[9] Cf. Catholicisme, op. cit., dir. Mathon (G.), Baudry (G.-H.) et Guilluy (P.), Missionnaire apostolique, tome 9, Paris-Lille, 1982, p. 381.
[10] Cf. Simler (Joseph), op. cit., p. 133. « Pour opposer une digue puissante au torrent du mal, le Ciel m’inspira, au commencement de ce siècle, de solliciter du Saint-Siège les lettres patentes de Missionnaire apostolique, afin de raviver ou de rallumer partout le divin flambeau de la foi en présentant de toute part au monde étonné des masses imposantes de chrétiens catholiques de tout âge, de tout sexe et de toute condition, qui, réunis en associations spéciale, pratiquassent sans vanité comme sans respect humain notre sainte religion, dans toute la pureté de ses dogmes et de sa morale. Plein de cette pensée, et pressé d’ailleurs par de dignes Prélats, je répandis dans une humble supplique mon âme toute entière aux pieds de Notre Saint Père le Pape Pie VII, qui, daignant écouter favorablement ma prière, m’accorda les plus amples pouvoirs. » Suppliques du P. Chaminade au Pape Grégoire XVI, 16 septembre 1838, dans Chaminade (Guillaume-Joseph), Lettres de M. Chaminade, 1836-1899, tome 4ème, Nivelles, 1930, p. 374.
[11] Cf. Simler (Joseph), op. cit., pp. 186-188.
[12] Cf. Simler (Joseph), op. cit., p. 267.
[13] Simler (Joseph), op. cit., pp. 405.
[14] Cf. Simler (Joseph), op. cit., p. 707.
[15] Cf. Simler (Joseph), op. cit., p. 708. Cf. suppliques du P. Chaminade au Pape Grégoire XVI, 16 septembre 1838, dans Chaminade (G.-J), Lettres, tome IV, op. cit., pp. 370-376.
[16] Cf. Simler (Joseph), op. cit., pp. 711-712. Cf. décret de louange émanant du Saint-Siège (12 avril 1839), dans Chaminade (Guillaume-Joseph), Lettres, 1839-1844, tome 5ème, Nivelles, 1930, pp. 36-37.
[17] Cf. Simler (Joseph), op. cit., pp. 710-711. Cf. circulaire du P. Chaminade aux deux Ordres (22 juillet 1839), dans Chaminade (Guillaume-Joseph), Lettres, tome 5ème, op. cit., pp. 44-34 : « Réjouissez-vous dans le Seigneur, mes chers enfants ! Le Ciel vient d’exaucer nos prières, et l’enfer s’est vainement efforcé de paralyser nos démarches en Cour de Rome : j’ai le bonheur de vous annoncer enfin l’approbation solennelle et authentique de la Société de Marie et de l’Institut des Filles de Marie. […] J’ai donc reçu ce précieux Décret, mes chers Enfants ; je l’ai lu et relu avec le respect et la reconnaissance filiale dus à tout ce qui émane du Saint-Siège, et mon cœur a été confus et mon âme ravie. Vous le lirez vous-mêmes bientôt, car je veux vous l’envoyer pour votre commune joie, et vous partagerez tous mes sentiments. […] Il faut de plus, et surtout, que vous vous pénétriez bien de [l’] esprit [de nos Règles] ; il faut que je m’efforce moi-même de vous en inculquer les principes, pour que nous répondions tous au vœu ou plutôt aux ordres de Sa Sainteté. […] Et lorsque, à l’avenir, je vous rappellerai l’esprit de nos Constitutions, […] vous détournerez vos yeux de notre indignité personnelle, pour ne plus voir en nous que le Vicaire de Jésus-Christ lui-même, vous proposant par notre organe de renouveler sans cesse votre ferveur dans l’accomplissement de l’œuvre entreprise. » Par ailleurs, la lettre du 24 août 1839 aux Prédicateurs de retraites, considérée comme le testament spirituel du P. Chaminade aux deux instituts religieux – les Filles de Marie et la Société de Marie – fondés par lui, exprime, d’une part, l’attachement filial du fondateur à l’égard du Souverain Pontife et traduit, d’autre part, l’investiture que pense avoir reçue du Pape le P. Chaminade par le décret pontifical : « Une belle occasion se présente à vous, mon cher Fils, pour remplir de votre mieux les ordres du Vicaire de Notre Seigneur Jésus-Christ. Voici venir le moment favorable d’inculquer l’esprit de nos Constitutions et de nos œuvres, qui ont si hautement plu à son cœur pontifical : je veux parler de la retraite que vous allez donner. […] A vous donc, mon respectable Fils, de vous acquitter de votre mieux de la commission que je vous donne de la part du Souverain Pontife. » Chaminade (G.-J.), Lettres, tome 5ème, op. cit., pp. 69-80.
[18] Cf. Vasey (Vincent R.), Dernières années du Père Chaminade – 1841-1850, Rome, 1969.
[19] Lettre du P. Chaminade au Mgr. Donnet, archevêque de Bordeaux (13 janvier 1846), dans Chaminade (Guillaume-Jospeh), Lettres, 1846-1849, tome 7ème, A.G.M.A.R.- Rome, 1977, p. 7. Citée par Vasey (Vincent R.), op. cit., p. 73.
[20] « Unité du corps, unité de l’esprit ou de l’âme [28. 168] » dans Chaminade (G.-J.), Ecrits et Paroles, op. cit., pp. 82-83.
[21] « De l’autorité de l’Eglise dans les choses de la foi [79. 85-86] » dans Chaminade (G.-J.), Ecrits et Paroles, op. cit., pp. 194-195.

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